Résonances et chants populaires – Croquis sonores du Pays de Brandes en Poitou

Résonances et chants populaires

1. Croquis sonores du Pays de Brandes en Poitou

Recueillis et annotés par Angélique Fulin et Michèle Valière

Vinyle 33T

Geste Paysanne UPCP ‎– UP 39

1983


Collectes :
Angélique Fulin et Michèle Valière

Textes de la pochette et du livret :
Angélique Fulin

Photo de couverture :
Michel Valière

Photos du livret :
Charente Libre, Monique Leyssène et Michel Valière

Montage son :
Jean-Pierre Baudouin

Photocomposition :
Fédération des Œuvres Laïques de la Vienne

Maquettage :
Monique Leyssène (Direction Départementale Temps Libre, Jeunesse et Sports de la Vienne)

Union Poitou-Charente Pour la Culture Populaire


Rencontres

Les choses se font sans solennité au Pays des Brandes. Nul n’a besoin de présentations mondaines. Michèle Valière m’a conduite sur les chemins autour de Gençay jusqu’à d’humbles demeures cachées dans un paysage lui-même secret. Elle a connu toutes ces richesses parce qu’elle est avant tout à l’écoute de ses élèves et que, par-delà les enfants et les adolescents du Collège, ce sont des familles entières qu’elle a rencontrées dans le cadre de la vie quotidienne.

C’est aussi le quotidien dont nous voulons, par le truchement du disque, relever l’intérêt. Non pas l’insolite ni le typique : seulement le quotidien. Nous l’avons fait avec la plus grande simplicité : il fallait respecter l’intimité de logis bien discrets, il fallait ne pas tricher dans les locaux du Collège où le matériel d’enregistrement habituel consiste en un petit magnétophone à cassettes. A cause de tout cela, non seulement la qualité technique des documents est souvent très médiocre mais de surcroît, nous n’avons pas toujours été en mesure de capter des évènements que nous aurions aimé faire figurer ici. En effet, comment troubler par l’installation d’appareils sophistiqués l’instant où une jeune maman, avant de coucher son bébé, lui fait écouter à la fenêtre le chant lointain, à peine audible, des poules d’eau ? Comment prévoir le soir de folie où la présence d’un ami à la ferme, après une journée de rude labeur aux champs, déchaîne rires et blagues et où les cuillères, le couvercle de la soupière et les pincettes se mettent à rythmer joyeusement quelques pas de danse ?

Nos rencontres avec les chanteuses, les violoneux, les chasseurs ou le meunier n’avaient aucunement la prétention d’être des enquêtes ethnomusicologiques. Notre intention était de recueillir quelques documents susceptibles de prendre leur place dans une éducation musicale vivante. N’est-ce pas là déjà une gageure ?

Certes les interrogations seront nombreuses devant des joyaux aussi énigmatiques. Les réponses que nous apportons ici conduisent sûrement à une véritable réforme de l’enseignement de la musique. Il conviendra d’abord d’abandonner ce que Flaubert appelait « les idées reçues ». Puis, comme Michèle, il faudra surtout avoir l’oreille au guet. Nous proposons deux temps d’écoute : le premier sera simplement une découverte des quelques moments musicaux que nous avons choisi de graver sur ce disque – le second invitera à une toute nouvelle manière de chanter à l’école, à la recherche de nos voix libres et authentiques, à la recherche de nos patrimoines insoupçonnés.

J’ai voulu garder la simplicité de ces rencontres dans leur récit et dans les propositions d’activités qui s’ensuivent. Pourtant, je n’ai pu éviter une ou deux fois le langage quelque peu ésotérique inhérent à l’analyse musicale. Que l’on veuille bien m’en excuser et passer outre dans le cas où cette lecture serait difficile.

Une autre rencontre remonte à de nombreuses années au Laboratoire d’Acoustique Musicale de Paris VI où je travaillais sur les voix des enfants. Sollicitée à nouveau, Michelle Castellengo a très gentiment accepté de tirer les quelques sonagrammes qui illustrent ici certaines plages du disque. Je l’en remercie bien amicalement.


Face A – Chez Madame Sainturat à Marché-Grugeau

 

  • Ma journée est finie [chant]
  • Le puits : descente et remontée du seau 
  • Ton petit cotillon, Marjolaine chant/violon
  • L’horloge
  • Faut de la cendre et de la chaux [chant]
  • Vir’tes oueilles [chant]
  • Départ des chèvres au champ
  • Raye, raye, mon petit soleil [prière]
  • Tiroulirouliroula [chant]
  • Le premier est un pêcheur [chant]
  • Un matin d’hiver [chant : Solange Sainturat – violon : Serge Girault]

Face B – Avec les élèves du Collège de Gençay

  • Derrière chez mon père (Mme Chaignault puis Claudie) [chant – 2 versions]
  • La basse-cour chez Monsieur Bergeonneau
  • Cris d’oiseaux (élèves du Collège)
  • Fum’ta pipe (M. Bergeonneau) [feuille de noyer]
  • Ton p’tit chien (Jean-Jacques Chevrier) [paille d’avoine]
  • Quelques sonorités bien connues des chasseurs (chez Paul Guichard et Gérard Colin) [appeau, furets, une meute de chiens]
  • La minoterie Courtois (l’élévateur)
  • C’est la fille de la meunière (Madame Sainturat) [danse]
  • La minoterie Courtois (la grande salle. les poulies)
  • Bounhoume en s’y rendant du bois (élèves du Collège) [chant collectif]
  • Coutumes de noces (retour d’enquêtes par les élèves du Collège) [récit, chant]
  • Polka (l’atelier de violon du Collège) [violons]
  • La fête au Collège [chant, danse, jeu]

A l’écoute… sur les chemins des Brandes

Face A – Chez Madame Sainturat à Marché-Grugeau

Angoulême par Civray : la route, à la sortie de Gençay, traverse un pays en apparence tout plat et pourtant doucement vallonné. Des champs, des haies. Bientôt, sur la gauche, un vieil écriteau de bois tourné à contresens : Marché Grugeau. Allez donc savoir ! Il faut maintenant faire demi-tour puis prendre le petit chemin. Tout au bout, deux maisons de part et d’autre du chemin, l’une adossée aux bâtiments de ferme, celle de Solange Sainturat et de son mari, l’autre, une maison de maître, celle de Serge Girault, le frère de Solange. Un grand chêne, majestueux – quelques ormeaux secs (décidément, tous malades, les ormes, cette année… ), un grand poirier – des débris de machines agricoles – une auto – un tracteur – une mare – plein de bêtes, des poules, des chiens – des oiseaux – du vent, beaucoup de vent.

Mme Sainturat nous fait entrer dans sa cuisine : ici, la société de consommation n’a jamais pénétré. On vit avec la terre, avec ses peines aussi, et la bonne humeur règne : une chanson, une charretée de foin à ramener :

– Bah ! Ça sera vite fait !»,

une chanson, les chèvres :

–  «Hier y a un p’tit qu’était encore pris dans sa corde, alors maintenant j’les détache »,

de nouveau une brassée de chansons. Une voix étonnante, claire, tonique, aussi à l’aise dans l’aigu que dans les sonorités les plus graves.

– « J’vous l’ai jamais dite celle-là ? »

Ma journée est finie…

Un rythme très souple, de base ternaire (petites pulsations groupées par 3), crée un balancement lent, rêveur. A chaque fin de couplet (partie dénommée C ci-dessous), les pulsations rythmiques se groupent par 4, allongeant ainsi le temps, ce qui donne une fausse impression de ralentissement.

Une mélodie large, sans heurts : 2 phrases symétriques s’enchaînent sur 7 temps chacune dans une étendue d’une octave échelle pentatonique (5 sons – les deux autres sons de notre gamme classique n’interviennent qu’à titre de notes de passage sans valeur fonctionnelle réelle). La note d’appui (qui est aussi la note finale) se situe au centre de l’octave, ce qui caractérise un mode plagal, mode médiéval opposé à l’authente : la première phrase se déroule au-dessous de cette note, le dernier motif (répété 2 fois) utilise la partie supérieure de l’échelle. Une demi-cadence (c’est-à-dire une sorte de ponctuation mélodique correspondant à un point-virgule) termine la première phrase par une ligne descendante ; un dessin archaïque marque la cadence finale. La structure d’ensemble se présente donc ainsi :

  • 1ère phrase
    • A
    • B demi-cadence
  • 2ème phrase
    • A
    • C cadence finale
    • C reprise

Je ne voudrais pas m’attarder longuement aux paroles puisque nous avons décidé de parler avant tout de musique. D’ailleurs, plusieurs versions existent souvent sur un même air. Dans le cas présent, dès sa première année au Collège de Gençay, Michèle Valière. qui avait le souci de connaître le pays et qui écoutait chanter aussi bien les enfants que les parents ou ses voisins, avait entendu cette chanson interprétée par la petite Annick sous le titre La p’tit’ lingère : s’en retournant chez elle après une longue journée de repassage de coiffes, de jupons ou de chemises, « La p’tit’ lingère » rencontrait le galant. La situation est inversée ici mais on retrouve, discrètement dissimulées dans un sourire, la tristesse du gagne-petit, l’éternelle coquetterie féminine dont le jeu ne sera jamais entièrement démasqué par l’éternelle maladresse masculine, et pour finir, cette curieuse façon de généralisation à rebours pour la moralité de la fable. Que d’humour en quelques couplets ! Tout à fait à l’image de cette Solange Sainturat dont le rire ne cesse de pirouetter à travers une vie rude et austère.

Le puits

Encore une de ces quotidiennetés où se cache tout un non-dit mythique : l’eau qui attire, les « bigornes » qui effraient, le cercle, le trou creusé profond dans la terre, le lieu de rencontres ou de rêveries. Au fait, est-ce vraiment un non-dit ? Pour ceux qui écoutent toutes choses, le puits chante et dialogue.

Tendez donc l’oreille : heurts du seau qui cassent brutalement le chant timide et lointain des oiseaux, grosses bulles de résonance, rythme tranquille de la descente, silence de l’attente, remontée toute enluminée d’éclaboussures et du grincement du treuil, anecdotes sonores de la reprise du seau plein jusqu’à ce dernier couinement suraigu, très bref, point final seulement suivi d’une chiquenaude.

Jamais deux descentes du seau ne sont identiques, chacune a sa personnalité ; le puits est un perpétuel enchantement sonore aux variations multiples sur une trame toujours inchangée. « Il y a musique chaque fois que l’on passe du désordre apparent à l’ordre secret des choses », a dit un jour Maurice Fleuret. Sans doute sommes-nous sur le chemin où nous allons enfin pouvoir entendre la musique du puits comme celle de tout ce qui nous entoure et nous révèle à nous-mêmes. Nous nous attarderons bientôt à de nouvelles rencontres.

Ton petit cotillon, Marjolaine…

Peut-être l’une des plus anciennes danses du pays qui, faute de vocable plus précis, se dénommait bal : une danse de veillées dont les variantes dans les gestes et les postures semblent illimitées.

La mélodie s’inscrit dans une échelle archaïque assez subtile (heptatonique avec 2 notes mobiles).

La forme générale reste fort simple sur un rythme qui serait régulier par groupes de 4 temps s’il n’y avait un allongement de la dernière syllabe des phrases A’ et B, c’est-à-dire sur chaque cadence masculine :

A A’ | B> A B> A’ | A A’ |
4 5 | 5 4 5 5 | 4 5 |

 

Il est intéressant de comparer l’interprétation chantée et le jeu instrumental de la même mélodie : la souplesse rythmique du chant ne se retrouve pas du tout au violon, ce qui s’explique fort bien si l’on tient compte du rôle respectif de chacun : les femmes chantent, les hommes sont violoneux et exclusivement ceux-ci font danser.

Par contre, les fantaisies mélodiques sont inépuisables au violon où seule la dextérité de l’instrumentiste met un terme aux variations de chaque couplet. Curieusement, la mélodie que l’on avait tendance à entendre chantée en mode de ré semble déplacée en mode de sol par le violoneux. En fait, ce phénomène est la conséquence de la mobilité du demi-ton et de l’instabilité du troisième degré qui n’apparaît ici que comme note de passage. On a dans ce cas une illustration du fait que, lorsque la tierce n’est pas un intervalle solidement déterminé, il est impossible de tenter une analyse s’appuyant sur la notion de mode.

On assiste là à un exemple typique de musique non écrite : le choix de l’instrument, la technique de l’instrumentiste, l’originalité de ses improvisations, déterminent des critères de jeu qui modifient totalement une mélodie dont seule se retrouve la trame de base.

Le jour où nous l’avons enregistré en plein vent sous le grand chêne, Serge Girault était heureux de retrouver un violon. Certes les doigts se sont engourdis, mais tout revient si vite ! Serge Girault est lui-même fils de violoneux. Il a gardé le souvenir des exigences de son père :

– « Le bon violoneux, c’est d’abord le doigté et puis le coup d’archet. Et c’est le musicien qui fait le bon violon. Oh ! Ça s’voit tout d’suite, celui qui fera quelque chose sur un violon ! ».

Le vent soufflait décidément trop fort sous le chêne.

– «Ah ! le vent m’fait pleurer… »

Il a fallu rentrer. Longtemps encore, la maison de Serge Girault a laissé filtrer à travers ses murs les sonorités allègres du violon.

– « Il faut que j’m’en achète un ».

Peu à peu les doigts semblaient retrouver machinalement les gestes abandonnés. Nous serions restées des heures sur ce bout de chemin devant cette grande bâtisse toute fermée mais comme endimanchée par les marches de mariés et les bals qu’elle nous murmurait. Allez, encore un qui s’y est remis…

L’horloge

Retournons chez Solange qui doit se préparer pour mener les chèvres aux champs. Ici, sitôt franchi le pas de la porte, c’est une autre musique : la respiration lente d’une intimité calme. Écoutez bien… (cf. sonagramme 1)

Sonagramme 1

Mais le chant reprend déjà, un autre de ces multiples bals qui de refrains en refrains, rythment la vie de la paysanne…

Il est aisé de constater l’alternance bref-long entre les deux bruits du balancier (tic-tac), le tic étant plus riche de sonorités aigües. On remarque également une grande variabilité dans l’intensité, deux coups n’étant jamais identiques, ce qui charme l’auditeur captivé inconsciemment par des évènements sonores dont la régularité temporelle n’engendre aucune monotonie.

Le graphique met en évidence une pollution sonore étonnante en un lieu si calme : ronflement grave permanent enrichi par un harmonique à peine marqué mais que chaque coup de la pendule vient renforcer. (Il pourrait s’agir tout simplement du compteur électrique).

Faut de la cendre et de la chaux…

…toujours le même et toujours différent. Des phrases mélodiques se retrouvent identiques à celles du Petit cotillon et pourtant tout est changé. Bien sûr intervient encore le jeu des sons mobiles dans des gammes ignorées de nos traités académiques.

Cependant il se passe autre chose : par une de ces souplesses rythmiques dont la voix féminine a le secret, nous voici en présence d’un balancement irrégulier qui n’a d’équivalent que le tic-tac de l’horloge (non pas tic-tic ou tac-tac, mais bien tic-tac : un bref, un long !). Ainsi les points d’appui marqués par des notes longues découpent des temps inégaux (un bref, un long) et l’arabesque vocale se dessine sur des durées alternatives de 5 et 6 petites unités (5, 6 ; 5. 6).

Peut-être ces infimes détails sont plus importants qu’il n’y paraît. Il règne ici une harmonie du temps où l’on se sent bien et où les générations passent sans heurts :

– « Y avait les vieux voisins qui aimaient bien chanter les vieilles chansons : y avait ma grand’mère, puis y avait mon père ».

Vir’ tes oueilles…

Tout naturellement, le « patois» revient à la mémoire après cette évocation.

Une mélodie sans histoire, un rythme bien carré. Ne nous y trompons pas. C’est encore de danse qu’il s’agit et non de marche au pas. Comme si l’horloge, toujours un peu penchée, lançait un clin d’œil ironique, la chanson oscille entre 4 et 5 temps, imperturbablement. Que c’est drôle, quand on est gamin, de sauter à cloche-pied sur les chemins de terre en suivant une musique aussi fantasque !

Le départ des chèvres

Cela n’empêche pas d’avoir les oreilles bien ouvertes, prêtes à jouer avec tous les sons qu’elles recueillent… et pourquoi pas ?… avec les voix des chèvres. Sont-elles amusantes dans leur diversité !

De nouveau, nous sommes en présence d’une harmonie : les bêlements, la voix de la bergère, le grincement du verrou, les pas du troupeau. Mme Sainturat, dont la voix sait se faire si enveloppante dans les complaintes, se met ici au rythme de ses bêtes : des ordres brefs, secs, de grands silences, un mot tout doux pour le petit agneau… (cf. sonagramme 2).

Sonagrammes 2

Raye raye, mon p’tit soleil…

Garder les chèvres aux champs durant des heures, cela ne va pas sans une communion de chaque instant avec les éléments. Alors, en des dialogues magiques, l’homme s’adresse au soleil, à la pluie, en des rituels d’une gravité toute simple.

Tiroulirouliroula…

Les siècles ont passé. Par sédimentations successives, par interactions diverses, la musique ancestrale s’est vue transformée. Le Poitou a accueilli des apports culturels qu’il a peu à peu intégrés, assimilés. Où sont les origines ? S’il me paraît essentiel de ne pas couper les racines, il est sûrement tout aussi important de saisir le présent dans sa richesse actuelle et de développer au mieux les différentes branches qui bourgeonnent afin de préparer un futur foisonnant. Le Tirouli serait une figure du quadrille et semblerait donc ne remonter qu’au 19eme siècle. Serait-ce un pas d’été, à savoir la deuxième contredanse du quadrille ? Mme Sainturat ne s’en souvient pas. De toute évidence, nous avons affaire à une musique très enjouée qui se prête à des improvisations, voire à l’exubérance, des danseurs.

Par ailleurs, la similitude est frappante entre l’articulation vocale et les coups d’archet que ferait le violoneux dans ce même air. Lequel des deux a imité l’autre ?

Et tandis que le quadrille des salons parisiens se déroule en phrases bien symétriques de 8 mesures à 2 temps, Solange Sainturat, décidément toujours fidèle à elle-même, adopte à nouveau un découpage inouï en phrases étonnantes de 11 temps chacune :

A A’ B B’ A A’ B B’

Nous avons bien là un exemple remarquable de personnalisation d’une mélodie qui, au départ, ne présentait aucune originalité ni aucune authenticité particulière.

Le premier est un pêcheur…

Chanson énumérative. Le deuxième est un tailleur…

– « Puis l’on continue… Moi j’le dis à ma façon. Je n’sais pas si Grand-Mère le disait bien comme ça ».

Eh oui ! Notre chanteuse se joue autant du texte littéraire que du texte musical et ne cherche pas à s’en défendre. Autres temps autres mœurs : le docteur, le brocanteur sont venus remplacer les petites professions tombées dans l’oubli. La chanson s’actualise en permanence et l’art de tradition orale défie les âges sans le respect immuable attaché à l’œuvre de maître.

Ainsi apparaît l’un des caractères inhérents à la musique populaire. Pratiquée en liaison étroite avec la vie présente, elle ne fait aucune distinction entre l’interprète et le créateur. Une grave erreur de jugement serait d’approcher cette forme d’art avec une mentalité passéiste. Le musicien populaire, nous l’avons vu, apporte à son interprétation une touche individuelle, une marque de sa personnalité qui la rendront identifiable parmi toutes les autres. De surcroît, nourri d’un patrimoine en constante évolution, il ajoute sa pierre à l’édifice en composant à son tour chansons et airs de danses dans le style que reflète son époque, compte tenu de tous les apports extérieurs, des sonorités nouvelles de l’environnement, des structures dictées par l’actualité philosophique ou technique.

Un matin d’hiver…

Nous ne pouvions donc pas quitter Mme Sainturat sans qu’elle interprète l’une de ses compositions. Amusant récit autobiographique au cours duquel nous apprenons quantité de détails sur la vie active de Gençay et sa foire. Cependant nous nous attarderons davantage sur la création musicale et l’utilisation de la voix.

La forme générale est constituée par une alternance régulière couplets-refrains, la dernière partie du refrain reprenant le dessin mélodique du couplet. Au total, une ligne d’une simplicité désarmante : gamme présentée en deux moitiés de part et d’autre de la tonique, tétracorde inférieur ascendant, tricorde supérieur archaïque descendant.

Nous ne nous étonnons plus de l’asymétrie rythmique : couplet à 7 temps, refrain à 5 temps, le tout dans un découpage d’une souplesse toujours prête à s’adapter aux paroles.

Une attention spéciale doit être accordée à la voix : après un départ involontairement pris trop haut – cette maladresse est-elle due à un effet du trac, plus sensible sur une production personnelle que sur un chant du répertoire commun ? – la chanteuse se rattrape par un jeu de changement de tétracorde parfaitement maîtrisé et retrouve sa tessiture habituelle. Dès lors commence un phénomène de poussée de la voix assez spécial grâce auquel, du premier au dernier couplet, le chant subit une lente ascension très progressive et termine une tierce plus haut qu’il n’a commencé sans que jamais il y ait eu une modulation franche. En fait, on constate une montée régulière d’un quart de ton par couplet. Cette poussée est vraisemblablement due à une émission particulière de la voix et contribue à soutenir l’intérêt de l’auditeur tout au long du récit. C’est un effet repris dans la chanson de variété sous forme de véritables modulations entre les couplets, procédé complètement différent mais le seul possible dans le cas d’un accompagnement instrumental.

Un autre détail mérite d’être mentionné. Il apparaît épisodiquement dans l’un des premiers refrains puis s’installe définitivement dans les trois derniers, au moment où la chanteuse se sent en confiance (rappelons sa maladresse de départ qui a dû lui occasionner une certaine gêne). Il s’agit de la façon de couper net le son en fin de phrase avant la reprise, coquetterie stylistique pleine de saveur, équivalant à un haussement d’épaules non dépourvu d’humour et traduit exclusivement par la technique vocale.


Face B – Avec les élèves du collège de Gençay

– « Elle est jolie cette chanson. Qui est-ce qui te l’a apprise ? »

– « Ben ma mère, et puis… c’est mon grand-père qui la lui avait apprise ».

–  « Alors ton grand-père était originaire d’où ? »

– « De Magné ».

– « Mais tu disais que vous étiez allés aussi à Saint-Secondin, je crois ? »

– « Ah oui, mais sans lui. C’étaient ma mère et mon père ».

– « Ah !Ton grand-père a toujours habité à Magné ?»

– « Ben oui ».

C’était en 1979. Claudie, alors élève au Collège, participait aux travaux que proposait le professeur de musique, Michèle Valière. Aujourd’hui, nous sommes allées chez Chaignault où nous avons retrouvé Claudie, encore bien jeune et pourtant déjà prête à se marier. Il y avait toute la famille, les hommes revenaient des champs, la petite sœur aidait la mère au repassage, et nous avons demandé à Mme Chaignault puis à Claudie de chanter…

Derrière chez mon père…

Nous avons donc enregistré 2 versions de la même chanson, la première ayant été le modèle de la seconde. Cela peut donner un aperçu de l’évolution de la musique de tradition orale sur deux générations.

Mme Chaignault chante un air très archaïque en mode mineur ancien avec 6eme degré mobile. Comme Mme Sainturat, elle a une technique de tension de la voix qui fait monter la mélodie d’un demi-ton tous les 3 couplets (environ un sixième de ton par couplet). La forme de chaque couplet est A A’ B dans laquelle A contient 5 mesures à 2 temps ; A’ compte également 10 temps mais la répartition en est différente car 2 mesures à 3 temps viennent imperceptiblement modifier le rythme ; enfin B ne présente plus que 9 temps groupés irrégulièrement par 2 ou par 3.

Claudie, dont la voix est nettement plus grave que celle de sa mère, n’a pas encore le timbre typé des paysannes poitevines. Pourtant déjà elle manifeste la tendance caractéristique à glisser vers le haut de couplet en couplet. La plus grande différence avec le chant précédent tient à une consolidation de l’intervalle initial et du point d’appui central : celui-ci allongé ajoute 1 temps à A’ tandis que l’anacrouse (le « levé » avant le « posé ») prend une place plus confortable (1 temps entier au lieu d’une note très rapide). Les conséquences sur le plan purement mélodique de ces incidences rythmiques sont importantes : l’intervalle fonctionnel de quarte ascendante au départ (qui détermine une relation dominante tonique) puis l’abandon du degré mobile dans la deuxième partie du chant (qui entraîne le retour à l’intervalle de quarte au lieu de la tierce mineure adoptée par Mme Chaignault), installent une tonalité bien définie et relèvent d’une syntaxe beaucoup moins archaïsante.

De tels détails d’analyse échappent complètement aux utilisateurs eux-mêmes qui, par contre, sont sensibles à la moindre variation dans le jeu d’un violoneux. Il pourrait dès lors sembler pédant de les mettre en relief. Leur nécessité m’apparaît au moment où, cherchant à revaloriser la tradition orale, certains empruntent des formes d’analyse relevant de la théorie classique. Il s’agit ici de tout autre chose, à savoir la connaissance d’une tradition vocale évolutive dans le respect de sa spécificité. (cf. sonagrammes 3 et 3 bis).

Sonagrammes 3 A
Sonagrammes 3 B

Sonagrammes 3 et 3 bis :

Mme Chaignault et Claudie ont été toutes deux étonnées que nous percevions deux mélodies différentes dans leurs deux interprétations. Elles affirment « chanter pareil ». Le sonagramme explique leur façon d’entendre : même façon d’attaquer les sons, mêmes ports de voix, d’où même dessin général de la ligne mélodique ; même qualité de timbre de voix aussi (qui se révèle par la présence et l’intensité des harmoniques). Nous sommes bien dans une esthétique où le coup d’archet est plus important qu’une stricte justesse.

Chez M. Bergeonneau, la basse-cour

Saint-Romain en Charroux – Les Saizines – un corps de bâtiments où sont accolées trois maisons d’habitation – devant, la cour, un gros marronnier, un banc. Elie Bergeonneau, sa femme et la voisine. Les femmes causent ; Elie fait un panier. Plus loin, on entend des moissonneurs. Au-dessus de nous, un oiseau siffleur dessine pour nos oreilles de longues arabesques. La basse-cour, c’est de l’autre côté du chemin. Si nous y allions, comme ça, seulement pour écouter, comme on regarde un paysage… pour se familiariser avec l’environnement sonore de ce coin de campagne, une façon d’entrer dans le quotidien du Père Bergeonneau et de faire connaissance !

Quelques caquètements d’une variété incroyable, un petit sifflet, l’obstination d’un appel suraigu, des ébauches de dialogues, une présence humaine à peine perceptible, tout cela sur le ron-ron incessant de la lointaine machine à battre…

Au Collège de Gençay, les Cris d’oiseaux

Naturellement, tous les gamins de la région connaissent bien de semblables paysages sonores du pays des brandes. N’est-ce pas aussi une façon pour le professeur de musique d’ouvrir la classe à des réalités vivantes que de travailler à partir des trésors que recèlent les oreilles et les voix des enfants ? Nous voici avec les petits « sixièmes ». C’est extraordinaire comme une salle de classe peut se transformer en taillis d’où émerge un foisonnement d’appels parfois infimes ! Car derrière les solistes se cachent ici les essais ténus de quelques oisillons qui n’échappent pas à l’oreille attentive de l’auditeur. Mais… :

– « Aussitôt qu’on s’approche, i chantent pus. Ça fait comme les vrais oiseaux… »

Alors, il y a ces petits rires gênés qui trahissent toujours la mise à découvert d’une intimité authentique.

Si l’écoute n’était pas perturbée par l’horrible transformation apportée aux paroles lors d’une telle manipulation du son, il serait particulièrement intéressant de réduire la vitesse du tourne-disque (encore faudrait-il pouvoir disposer d’une platine 16 tours/ minute !). On découvrirait alors ce que le magnétophone permet plus aisément : une audition très détaillée des diverses émissions vocales, de leurs rapports d’intensité ou du profil de leurs dessins – et on serait saisi par la fidélité de la reconstitution (par exemple, l’espace de résonance au-delà du cri de la chouette, ou la percussion étrange du coq-de-bruyère).

Chez M. Bergeonneau, la feuille de noyer

– « Ah ! I ai pas assez d’souffle ».

–  « Qu’est-ce que c’est, ça ? »

–  « Ol était une marche de mariés »

–  « Comment ça s’chantait ? »

–  « Oh! les paroles, les sais pas… Voyez donc, ol est pas difficile ! »

–  « Vous dites ça ! »

–  « Ah ! Pour jouer des airs et pour savoir bien jouer, i ai mis quasiment un an ».

–  « Et qu’est-ce qui vous a donné l’idée ? Qui est-ce qui vous avait montré ?»

« Eh ben, pendant la guerre de 14, i étais tout drôle. Y avait un vieux baladin, ils l’aviant pris pour mener une machine. Enfin, malgré qu’c’était la guerre, i s’était mis à nous jouer queuqu’s airs de ça, là. Et moi, i avais pas d’violon. Pouvais pas jouer d’violon. Et voyez-vous, y avait une noce.

Alors m’suis dit : I arriverai ! Faut qu’j’arrive à faire danser la noce. Personne pour me donner des leçons. I étais tout seul ».

Une feuille de noyer, une feuille de pêcher : le violon du pauvre. Quand on n’avait pas assez de sous pour payer un violoneux, ça allait aussi bien !

–  «Plus tard, m’suis acheté un violon. I a fallu l’accorder. Et quand i a été accordé, i essayais tout le temps. Quinze jours après, i ai fait la fête à la Madelon… »

Et voilà ! Un an pour acquérir la technique de la feuille de noyer, quinze jours pour le violon… Tout un programme de ténacité et de retour aux sources !

Le flûtiau de paille

Mais rien ne se perd à l’école de la tradition. Entailler une anche dans une paille de seigle ou d’avoine, percer quelques trous : le tour est joué.

Le souffle de Jean-Jacques Chevrier ne connaît pas les fatigues de celui du vieux père Bergeonneau. La justesse de son instrument champêtre ne pose aucun problème à personne. Nous l’avons vu, l’essentiel n’est pas là. L’essentiel, c’est cette joie tonique, cette bonne santé d’un peuple prêt à reconnaître son identité au rythme de quelques airs de danse ; c’est cette chaîne ininterrompue, de génération en génération, chaque fois différente et toujours semblable. Les musicologues chercheront en vain l’origine de l’anche de roseau : le baladin de la guerre de 14, Elie Bergeonneau, Jean-Jacques Chevrier… et tous nos gamins suivent, encore sûrement pour des temps infinis.

Chez les chasseurs : Paul Guichard au Dognon, Gérard Colin à la Ferrière
Les appeaux

Les jeux ne sont pas toujours innocents mais les techniques se retrouvent, identiques.

– « Maintenant, tu vois, tu chasses plus pour la viande, tu chasses pour le plaisir de la chasse. Dans le temps, tous les paysans étaient braconniers. C’était interdit, mais tous les cultivateurs avaient un appeau. Et pour refaire un truc comme ça, ça serait pas facile. C’est que c’est d’une seule branche, hein. Juste à l’intérieur, y a une plume d’oie puis là un autre petit truc, là, un petit cône avec un trou. Le gars, il a fait ça avec son couteau, aux champs ».

Les furets

Les citadins ne soupçonnent pas à quel point les habitants de la campagne ont gardé toute la finesse de leurs perceptions. Comme nous parlions avec les chasseurs de la connaissance nécessaire du cri des animaux et aussi des sons que l’on écoute pour le seul plaisir de l’oreille, ils nous ont conduits vers les cages des furets. Ici aucune utilité dans l’intérêt que l’on porte à entendre ces vivants outils du chasseur. Et pourtant, rien n’échappe à leur observation auditive : les voix des jeunes et celle de la mère, avec les infimes mouvements d’une ligne mélodique toute hachée, le froissement de la paille, les accélérations, les renforcements… (cf. sonagramme 4).

Sonagramme 4 : Faut-il voir dans un tel « paysage sonore » une leçon de rythme à l’usage de la musique traditionnelle ? En effet, la pulsation de base est ici la valeur la plus brève que l’on multiplie à l’envie tandis que la théorie classique s’appuie sur l’unité de temps qui se subdivise très intellectuellement en plus petites valeurs.

Les chiens

Autres auxiliaires du chasseur, autres voix – Rien de plus inorganisé en apparence que les aboiements d’une meute. Néanmoins, on aura vite fait de repérer le chef de bande ; on remarquera combien certaines voix savent se taire et n’intervenir qu’avec une rareté qui les rend d’autant plus efficaces ; on repérera quelques rencontres inopinées.

A la minoterie Courtois

Les bruits de moteurs existent depuis bien longtemps mais chaque génération s’habitue à des fréquences et à des rythmes nouveaux en fonction de l’évolution technologique et industrielle. A côté de Gençay, à Saint-Maurice-la-Ciouère, subsiste l’un des nombreux anciens moulins à eau de la région. Nous sommes allées l’écouter : l’élévateur, les poulies, le plansichter, la roue elle-même, tout cela tapait et frottait en de multiples rythmes plus dansants les uns que les autres. Et quelle ne fut pas ma surprise, un ou deux jours plus tard, tandis que Mme Sainturat esquissait quelques pas de polka dans sa cuisine, de retrouver sous ses pieds les bruits de poulies et les battements du moulin ! N’y aurait-il pas là une autre de ces harmonies que nous rencontrons à chaque instant, adéquations permanentes entre l’évènement perçu et l’expression, onomatopées d’une langue secrète que seuls les initiés peuvent entendre ?

Au Collège de Gençay
Bounhoume en s’y rendant du bois…

Marie-Christine, élève de 3eme, a une grand’tante de 78 ans, Mme Charenton. Celle-ci habite le canton de Vivonne et connaît des centaines de chansons. Par crainte de les oublier en raison de son âge, elle a entrepris de se faire des cahiers de chants. Ainsi, Marie-Christine peut aller puiser à une excellente source ; après quoi, à son tour, elle apprend les chansons à ses copains. C’est cela aussi le cours de musique, et voilà comment une classe de 3eme a inscrit à son répertoire cette curieuse chanson farcie (officiellement, mélange de latin et de français, mi-prière mi-chanson – ici, mélange de voix parlée et de voix chantée).

L’interprétation dynamique des adolescents ne laisse pas place aux finesses que nous avions décelées chez les vieux. Pourtant la personnalité de chaque soliste, le nombre irrégulier des syllabes de chaque couplet amènent des ralentis et des bousculades qui sont un début d’entorse à une métrique systématique. Et puis il y a ces interventions psalmodiées qui apportent une cassure bienvenue. Enfin, l’érosion du temps fait son œuvre ici comme ailleurs : pour des enfants qui n’ont pas connu le quadrille et ses contredanses aux noms pittoresques, le pantalon devient le passe-talon (ce qui pour un nom de danse apparaît comme tellement logique qu’on en vient à se demander si ce ne serait pas le nom d’origine !).

Coutumes de noces

Compte-rendus d’enquêtes en classe de 5eme. Il s’agit de préparer la fête du mois de juin. Chaque classe a choisi un thème : les foires, les rondes, les jeux, les souvenirs de guerre, les bigornes et autres personnages de la mythologie poitevine. La classé de 5eme se documente sur les noces.

Bertrand, qui habite Vernon, raconte de son mieux les renseignements qu’il a recueillis dans sa famille d’origine vendéenne.

Quelquefois, l’écrit sert d’aide-mémoire, à moins que son rôle soit plutôt de donner une contenance à ceux qui manqueraient quelque peu d’assurance ! Ainsi Sylvie triture un bout de papier pour chanter la marche de mariés que son père lui a apprise. Avec le chant individuel, on retrouve la souplesse rythmique traditionnelle… et on se plaît à évoquer la marche joyeuse et drôlatique d’un cortège au son d’une musique rapide à 9 temps (par 4 + 5) qui alterne brusquement avec un rythme carré (4 + 4) beaucoup plus lent.

L’atelier de violon

Très vite, le Collège est devenu une pépinière de futurs violoneux. Ils sont maintenant une quarantaine, venus de toutes les classes pour fréquenter l’atelier. Ils travaillent par groupes d’une dizaine sous la conduite des moniteurs, c’est-à-dire de ceux qui apprennent plus vite que les autres. Il fallait quinze jours au père Bergeonneau ; ici 3 mois suffisent ! Le perfectionnement, la personnalité viendront ultérieurement. Pour l’instant, c’est la première phase de l’apprentissage : on entre dans le jeu comme on peut, en essayant d’attraper le coup d’archet qui donne l’allure de la danse, car il s’agit surtout de faire danser. Parallèlement, les jeunes apprentis observent le jeu des meilleurs violoneux du pays : Serge Girault, le père Bozier et bien d’autres. Les conseils passent davantage par le faire que par le dire. Après quoi, peu à peu, ils tenteront d’enrichir l’air de base par toutes sortes de variantes de plus en plus personnelles.

La fête

Les parents ont été invités. On les fera un peu payer. Avec le bénéfice, on espère acheter encore quelques violons car l’atelier fonctionne avec des instruments prêtés par le Collège. Il y en a actuellement 7 que l’on se passe de l’un à l’autre suivant un calendrier mobile.

– « Bertrand, une chanson… »

La voix de Bertrand, assurée, solide, dans la plus pure tradition, est de la même veine que celles des anciens. La reprise par le « tutti » enchaîne sur chaque fin de couplet de telle sorte que le rythme évite la monotonie d’un 2 temps perpétuel. On a en effet des groupements de temps ainsi répartis : 4 + 3 + 4 + 4. Il va sans dire qu’il n’y a ici aucun chef de chœur. Le ralenti final est impulsé par le soliste et senti collectivement, sans la moindre consigne préalable.

Vient le moment de la danse, une marchoise, jouée au violon par quelques élèves de l’atelier. Puis brusquement, place au jeu :

– « Écartez-vous. Alors, i va falloir que le cuistot, i mette sa tête là et ses pieds là… »

Et les violons scanderont les péripéties du jeu, ajoutant leur entrain à l’ambiance générale.


A l’écoute… sur des chemins nouveaux

Les voix, les croquis sonores du Pays des Brandes, sont maintenant engrangés pour participer à de futures moissons. Ils devraient inciter à partir à l’aventure, désormais, vers d’autres rencontres, vers d’autres écoutes.

S’ils développent chez l’auditeur une certaine curiosité d’écoute, ce sera pour aller à la recherche d’autres environnements sonores, pour mieux saisir l’influence de ceux-ci sur le comportement de l’homme et plus généralement sur tout ce qui constitue sa culture.

Dès lors, ils contribueront à élargir un champ d’exploration dans lequel nous puiserons un maximum de possibilités jusque-là ignorées : découverte de notre propre voix riche d’une quantité de coloris divers, découverte des matériaux qui, autour de nous, offrent les premiers instruments de musique à notre disposition.

S’ils conduisent au chant ce sera sans doute vers d’autres chants, avec une attitude toute nouvelle, empreinte à la fois de hardiesse et de simplicité devant les choses de la musique.

Enfin et surtout, ils feront retrouver le sens du rite sans lequel toute manifestation humaine est privée d’un « espace du dedans », vidée de signification et de nécessité intérieures.

Ainsi, au cours du cheminement auquel ce disque nous invite, nous nous attarderons à quelques moments de réflexion pédagogique.

1 – Des moments pour écouter

Pourquoi le puits ? Pourquoi ces bruits du moulin ? Pourquoi l’horloge ?

Est-ce pour ranimer la nostalgie des choses qui ne sont plus ? Est-ce pour une leçon visant au développement des facultés sensorielles (ici l’attention auditive) ?

Non. Nous l’avons déjà dit, c’est exclusivement de musique qu’il s’agit, d’une musique que d’aucuns peuvent appeler concrète et que je préfère qualifier de vivante. Encore faut-il qu’elle s’inscrive véritablement dans la vie de celui qui l’écoute ! La résonance du puits, les rythmes du moulin, la pulsation de l’horloge se sont gravés dans l’inconscient de ceux qui les côtoyaient, modelant en secret leurs productions artistiques, leurs créations. L’intérêt anecdotique de la descente du seau dans le puits ne saurait nous suffire. Il entre dans le cadre de vie de Solange Sainturat, il n’a pas forcément sa place auprès de nos jeunes élèves.

Toutefois, s’il aide à faire plus ample connaissance avec les habitants d’une contrée, ne peut-il pas aider à faire connaissance avec soi-même ? Si le puits, le moulin, l’horloge ne sont pas objets de notre environnement, allons à la glane des sons qui nous entourent. Cherchons de quoi est fait notre espace sonore. Ouvrons l’oreille sans à priori. Sans doute sommes-nous trop souvent dans l’obligation de ne pas écouter. La pollution sonore est l’une des plus nocives de notre temps. Restons pourtant en éveil. Nous avons le devoir de connaître et de faire connaître les bruits qui nous conditionnent. Nous éprouverons le besoin de nous protéger parfois, mais aussi nous découvrirons toutes sortes de vertus bienfaisantes à des sons que nous abandonnions involontairement. L’exploration sonore d’un local suffit à faire prendre conscience de la modification de la voix en fonction de l’acoustique du lieu. Ce sont toutes ces expériences auxquelles invitent indirectement le puits de Puy-Félix, l’horloge de Marché-Grugeau, le moulin de Saint-Maurice-la-Clouère…

Pourquoi les furets ? Pourquoi les chiens ?

Au-delà de l’écoute se situent pour l’enfant, presque immédiatement, l’imitation – puis, ultérieurement, la création. Le bébé est déjà fasciné par les bruits et les sons. En grandissant l’enfant va être capable d’analyses de plus en plus fines. Il s’intéressera particulièrement aux sons vivants. Nous avons écouté – et admiré ! – des reproductions individuelles de chants d’oiseaux. Mais dans le domaine de la réalisation collective, la difficulté est tout autre : écouter l’ensemble, savoir situer sa voix dans le « chœur » demande une « mise en page » sonore pas toujours évidente. C’est pourquoi il est bon de se livrer à un maximum d’observations différentes : appels d’oiseaux dans la forêt à diverses heures du jour et de la nuit mais encore meutes de chiens, furets en cage ou bien d’autres occasions qui peuvent se présenter. Suivant les cas, les formes de « mise en page » sont très variées. On multiplie ainsi les expériences possibles de création collective. Les remarques faites lors de l’écoute trouvent donc une application directe dans ces premières tentatives de composition.

Je ne voudrais pas toutefois dévaloriser totalement ce qui n’est pas foncièrement du domaine musical. Si les bruits de l’environnement contribuent à la connaissance d’un site, si une mélodie peut être d’une certaine façon signifiante par elle-même, si la voix d’une chanteuse apporte à l’auditeur des renseignements indéniables, il n’en reste pas moins que les paroles des chansons ne sauraient être complètement négligées. C’est aussi une forme d’écoute que de diriger son attention vers le chant comme document ethnographique. Le récit de Madame Sainturat narrant sa propre mésaventure à la foire de Gençay fournit, nous l’avons vu, un admirable exemple du genre : la paysanne se rendant au marché à bicyclette, les notations sur le climat, les détails du déroulement de la foire (« le » trompette sonnant le début du marché, les allées et venues des marchands, les goûts des clients en fonction de la saison) ; tout cela décrit un fait local avec une grande précision, dans une langue plaisante, contenue par les contraintes de la prosodie.

2 – Des moments pour explorer

D’autres écoutes ont amené les chasseurs – ainsi que les enfants – à entendre la brande et sa faune. J’emploie ici « entendre » dans le sens que lui donne Pierre Schaeffer. Pour éviter toute confusion, tout « malentendu », relisons ses explications sur les quatre écoutes :

« Écouter, c’est prêter l’oreille, s’intéresser à…
Ouïr, c’est percevoir par l’oreille.
Entendre, « avoir une intention », donne lieu à une sélection et à une appréciation.
Comprendre, « prendre avec soi », fait référence à des notions extra-sonores ».

Autrement dit, les chasseurs ont eu une écoute spécialisée. Préoccupés d’identifier un animal, mis devant la nécessité de connaître ses habitudes de vie à partir de renseignements uniquement sonores, ils sont parvenus à l’équivalent d’une analyse musicale qui, pour n’être pas verbale, n’en est pas moins précise. Ils sont désormais capables d’une imitation remarquable. Pour ce faire, ils utilisent la voix de façon tout à fait originale. Là commence une exploration vocale qui, dans la plupart des cas, ne sera reprise en compte par aucune activité scolaire.

En ce qui concerne l’exploration instrumentale, l’« Enfant à l’Herbe », (ainsi que le nomme Pierre Schaeffer si joliment) suit le même parcours : c’est alors l’expérimentation à partir du brin d’herbe ou de la feuille dont on fait une anche pour obtenir des sons musicaux, de la paille de seigle dont on fait un flûtiau pour jouer une mélodie.

A la lisière des deux se situe l’onomatopée. Nous avons rencontré « Tiroulirouliroula » imitant les coups d’archet du violon, mais aussi « Tidéra la la la » ou « La bedonda bedondaine », et bien d’autres encore. Nous avons retrouvé le sens figuratif du « Qui tenait qui tenait qui tenait guère ». Qui dira jamais d’où viennent tous les mots étranges dont sont peuplées nos chansons ? Qui demandera aux enfants de puiser dans ce vocabulaire secret pour découvrir, comme les petits élèves de Murray Schafer au Canada, de nouveaux noms au clair de lune : « malooma », « shiver-glowa » ou tout simplement « lunious » ?

L’école n’a pas coutume de flâner par ces chemins et la jonction ne sera jamais faite entre l’expérimentation initiale du gamin et l’apprentissage d’une technique vocale ou instrumentale. C’est à cela que je voudrais convier mes lecteurs aujourd’hui. Tous les enfants ont des talents cachés pour « entendre » puis pour reproduire les sons de leur entourage, aussi bien les oiseaux que les bruits de moteurs ou les sirènes… Sachons être au moins aussi exigeants qu’eux. Faisons leur prendre conscience des différents lieux d’émission et de résonance d’un son chanté, des différentes articulations et des formes de la cavité buccale. Cherchons avec eux l’origine de la pulsation du souffle (le souffle court, rapide, du lapin se forme au niveau supérieur des poumons, le halètement plus large du chien épuisé de fatigue vient de plus bas dans la poitrine, le souffle puissant du bœuf fait travailler le diaphragme dans un geste ample, tandis que le petit pff de colère du chat, bref et tendu, part d’un coup sec du ventre). Ces études apporteront leur profit au moment de la production musicale, par des possibilités décuplées grâce à un développement des moyens techniques.

On aborde de cette façon les effets les plus modernes de l’art musical contemporain. Ainsi la tradition, en constante évolution, établit un lien permanent entre le passé et le futur, entre l’origine d’un geste qui se perd dans la nuit des temps et la recherche d’une technique toujours plus élaborée.

3 – Des moments pour chanter

On aurait pu s’attendre à ce qu’un disque de chansons se donne pour but d’apprendre des chansons. Une telle possibilité existe ici bien sûr. Nous ne lui accordons cependant qu’une importance relative. Là n’est pas l’intention première. Le disque ne saurait se substituer à une présence réelle.

En écoutant Madame Sainturat, Madame Chaignault ou Claudie, pourquoi hésiter encore à inviter dans la classe la grand’mère, la maman ou la grande sœur qui seront fières de faire partager les trésors de leur répertoire ? Comme au Collège de Gençay, les élèves peuvent partir en enquêtes dans leurs propres familles ou chez des voisins. A leur retour, ils seront heureux d’offrir leurs trouvailles aux copains. Peu à peu, de cette façon, l’enseignant va lier connaissance avec des parents dont nul n’aurait jamais soupçonné les talents. Alors viendra

« le temps des veillées
où tous les amis
vont à l’assemblée».

Et l’école devient pour un soir un lieu chaleureux où chacun arrive sans autre but que bavarder, peut-être jouer aux cartes… puis, qui sait, chanter et danser. Les surprises sont multiples.

Habituée pour ma part à la banlieue parisienne, je n’en finirais pas de conter les joies de ces moments hauts en couleur où, sans la moindre arrière-pensée, les différences sont vécues comme des richesses. Ainsi à la dernière veillée de Noël, dans une école maternelle de Colombes, parmi tous les parents et les gamins rassemblés, une maman gitane, venue de sa roulotte avec Raymond pour accompagner la petite Mandarine, a demandé à chanter dans sa langue une chanson pour les enfants.

Et je pense souvent à cette phrase de Leroi-Gourhan qui, après avoir étudié l’évolution des néanthropes, la diversification de leurs techniques et de leurs produits, conclut : « Si l’outillage, nous l’avons établi, est le plus mauvais critère que l’on puisse choisir, l’art par contre, dont on dispose à partir du Paléolithique supérieur, montre indiscutablement que des unités régionales distinctes ont vécu côte-à-côte, baignant dans la même culture matérielle, mais séparées les unes des autres par les mille détails de leur personnalité de groupe ».

Après la cueillette commence le moment de l’apprentissage. Qu’il s’agisse des chants et refrains proposés sur le disque ou de ceux que nous aurons à notre tour récoltés, plus proches de nous, plus réellement vivants, oublions bien vite ce qui peut ressembler à une leçon de chant scolaire. Nous voulons sauvegarder la joie de rythmer par le chant les instants de la vie quotidienne. Cela ne souffre aucune systématisation, aucune normalisation.

Le chant individuel entre en mémoire par une lente fréquentation. Individuel, il est aussi personnel. Des fluctuations dans le rythme, la mélodie ou les paroles, des apports originaux, font partie de l’évolution habituelle d’une tradition. Gardons-nous d’exiger une reproduction fidèle, ne cherchons pas à prévoir les difficultés pour les travailler de façon académique, ne découpons pas artificiellement le chant en phrases de longueur judicieusement dosée. Nous avons affaire davantage à une initiation qu’à un apprentissage (initiation = admission à la connaissance de certaines choses secrètes, de certains mystères…). Et puis il y aura toujours ceux-qui-n’ont-pas-envie-de-chanter-aujourd’hui, ceux-qui-n’aiment-pas-ce-chant-là, etc. Par contre, des timbres de voix se sentiront à l’aise dans l’interprétation d’un style particulier, quelques libertés rythmiques ajouteront un charme inattendu. Nous ne le répèterons jamais assez : notre musique traditionnelle n’a rien à envier aux folklores lointains ou exotiques… à la seule condition que nous ne la forcions pas à entrer coûte que coûte dans les canons d’une musique tonale mesurée. Les rythmes de nos fredons n’ont rien à voir avec ceux des marches de majorettes, leurs échelles mélodiques ne sont pas constituées par des notes à inscrire sur la portée classique.

Qu’en sera-t-il au moment du chant collectif ? Autres moments, autres fonctions. Les mêmes chants ne conviennent pas dans tous les cas. Le Poitou, tel que je l’ai découvert ici, est une terre de paysans vivant dans des fermes isolées. Chant du laboureur, complainte de la bergère, rêverie du jeune amoureux, prière de l’aïeule ne donnent pas lieu à des interprétations chorales. La conscience musicale, en conséquence est plus mélodique qu’harmonique. Et lorsque certains moments de l’existence fournissent l’occasion de regroupements, le chant d’ensemble à l’unisson apparaît tout naturellement souvent en réponse à un meneur qui, seul peut-être à connaître les paroles des différents couplets, entraîne joyeusement la foule. Ainsi se justifient les reprises, les refrains, les ritournelles. Ainsi chantent les jeunes, les danseurs lors des fêtes ou des noces. Mais cet unisson n’est pas une ligne pure et dépouillée. Une sorte de polyphonie se forme par la superposition de quelques ornementations individuelles, voire par l’immobilisme d’une voix qui a choisi comme domaine d’élection un registre grave très horizontal, sous-tendant l’ensemble par la permanence d’un bourdon. Le chant collectif traditionnel sera sauvegardé si l’on reconnaît ses qualités particulières n’ayant rien de commun avec d’autres styles aux exigences fondamentalement différentes.

Par-delà ces manifestations personnelles, il faudra aussi laisser une part à de véritables adaptations comme nous en avons vues dans le chant de Madame Sainturat, Mon premier est un pêcheur, et faire place à tout ce qui caractérise la vie présente sans renier les caractères fondamentaux du passé (aussi bien pour les paroles que pour la syntaxe musicale ou la couleur de la voix). Au bout du chemin se situera l’invention, la création de chansons entièrement nouvelles (par exemple, la chanson autobiographique de Solange Sainturat : Un matin d’hiver). Sachons accueillir et recueillir les confidences musicales dont nous pouvons être le bienveillant témoin.

De nouveau, nous allons nous trouver en contact avec la création contemporaine. Car, miroir de l’homme, l’expression musicale reflète également son environnement. Autant que les autres organes sensoriels, l’ouïe est sensible à la mouvance de l’entourage : les instruments récents ajoutés à la panoplie orchestrale témoignent de l’influence des éléments audibles de notre univers ; et la voix ne reste pas étrangère à l’action des sons actuels. Cultivée en liaison avec la perception de l’oreille ainsi que nous l’avons indiqué précédemment, développée de façon naturelle en laissant s’épanouir toutes ses potentialités, elle ne manquera pas de répercuter sur le chant ses nouvelles inflexions.

Ainsi se transmet un patrimoine en évolution dont nous avons pu constater les fluctuations d’une génération à l’autre en écoutant Claudie Chaignault et sa maman et dont nous ne cessons de signaler le caractère de contemporanéité.

La danse, de façon très parallèle, donne lieu à de semblables remarques. Si les bals salonards ont habitué les danseurs à uniformiser les pas et les figures, il n’en va pas de même dans les milieux populaires où l’imagination corporelle prend le dessus sur la discipline. Nous avons laissé les élèves de l’atelier de violon jouer la polka durant un temps suffisant pour permettre de danser à tous ceux qui auront envie de le faire dans cet esprit de fantaisie : chacun, au rythme de la musique, cherche le pas qui lui sied le mieux. Puis, comme le fait Serge Girault sur son violon, le danseur varie sans cesse son pas pour la plus grande joie de toute l’assistance.

4 – Des moments pour célébrer

Indépendamment des suggestions précédentes concernant l’interprétation, il est une qualité inhérente à la musique traditionnelle : chaque moment de musique semble un moment de célébration. Cela peut paraître évident lorsqu’il s’agit d’une noce ou d’une fête. Mais il faut reconnaître que l’auditeur ressent une impression de profonde intériorité même lors d’un simple chant sans liaison apparente avec un rite quelconque. Chaque instant de la vie quotidienne peut fournir l’occasion d’une création musicale, « Faut de la cendre et de la chaux pour le laver, ton devanteau ». De la même façon, il serait important que l’école donne à l’enfant l’habitude de magnifier, de « poétiser » le moindre évènement. Un grain de poussière flottant dans un rayon de soleil a été un jour à l’origine d’une fête dans une grande section maternelle où les petits, émerveillés, se sont mis à chanter et à danser des hymnes au soleil étonnants.

Je voudrais insister à ce sujet sur le caractère de nécessité intérieure d’une part, de fait social d’autre part. Madame Sainturat évoquant les airs de sa grand’mère aux champs, «Vir’ tes oueilles, bergère, vir’ tes oueilles dau pré », fait naître en moi l’image biblique du prêtre-pasteur… et le boute-en-train qui anime le chant et les jeux lors de la fête du Collège est, malgré la circonstance, d’un sérieux imperturbable. La danse présente ce même caractère sacré.

En fait, bien au-delà de nos actuelles religions, le sens du sacré vient d’une harmonie de chaque instant avec la nature. Le vieux calendrier des postes, présent dans chaque foyer, ne s’y trompait pas, qui donnait, pour une France jadis à dominante rurale, les heures de lever et de coucher du soleil, les phases de la lune, les jours de foire (souvent liés aux saisons). Certaines classes ont gardé la coutume de matérialiser l’arbre par une branche que l’on entretient vivante dans un pot à la fin de l’hiver et qui bourgeonne au printemps. Mais on a souvent perdu le sens de fête de la lumière pour la Noël, nuit la plus longue au-delà de laquelle les jours recommencent à grandir. Et la Saint-Jean-d’Été, avec son feu que l’on saute rituellement, n’est même plus connue de nos jeunes citadins.

On sait pourtant combien la dimension cosmique habite l’enfance. La « terre-qui-tourne » préoccupe les grands de l’école maternelle ; et au cours moyen, Alix, une petite noire, a passionné tous ses camarades avec un conte africain où le boa recule devant le fils du tonnerre et devant le fils du soleil alors qu’il mange sans crainte le fils du menuisier du village. Pendant que l’ensemble de la classe cherchait une représentation musicale des grandes puissances invincibles de la nature, le soleil, boule de feu qui porte la lumière, et le tonnerre effrayant qui porte le son, Alain et Didier évoquaient les sacrifices humains que nos ancêtres rendaient aux dieux en des temps très anciens. D’ailleurs les prières païennes ont toujours cours pour les enfants qui savent faire montrer les cornes à l’escargot d’Bourgogne et envoler la bête à Bon Dieu !

Le sacrifice, la fête, la lumière, la musique, la danse… Les adolescents du Collège de Gençay auront-ils contribué à ce que, avec eux, toute une jeune génération constitue le nouveau maillon d’une chaîne sans fin, celle du patrimoine et plus particulièrement, celle du patrimoine sonore ?

Angélique FULIN

 

Sollicitée pour réaliser des disques de chansons à usage scolaire, j’ai tout d’abord essayé de répondre à une quantité de questions qui, depuis longtemps, me préoccupaient :

  • Pourquoi ne chante-t-on pas davantage à l’école ?
  • Le chant peut-il être une discipline inscrite dans les textes officiels ?
  • L’apprentissage du chant tel qu’il est préconisé ne conduit-il pas à une asepsie, voire à une dévitalisation ?
  • Quelle est la place du chant individuel ?
  • Quel est le rôle du chant collectif ?

Un certain nombre de notions me sont alors apparues sous un éclairage nouveau : chanter juste, avoir la voix bien placée, répéter un passage difficile, tout cela me semblait d’un académisme inquiétant. Bien pire, le maître de chant, le chef de chœur, utilisent le pouvoir que leur confère le fait de détenir une vérité artistique pour mettre certains enfants en situation d’échec, parfois même pour les ridiculiser, laissant souvent des traces douloureuses indélébiles. Et sans nul souci de telles conséquences, on vante les mérites du chant choral, exemple parfait de production collective dans la joie et l’harmonie ; on prône les vertus de l’ensemble vocal, mini-société idéale à diriger, dont chaque membre obéit sans défaillance au moindre geste du chef, étant entendu qu’on a bien pris soin d’exclure au préalable les éléments gênants.

Ces réflexions m’ont amenée à refuser pour le chant le fonctionnement à vide auquel l’école et la société réduisent si souvent les meilleures choses, dans les meilleures intentions : ainsi l’autonomie, la non-directivité, la coopération, le yoga ou la course à pied…

Il fallait dès lors inclure le chant dans son contexte, la vie quotidienne de chacun d’entre nous. Cela implique une attention au réel, tant dans le domaine des activités humaines que dans celui des lieux habités, Et le chant retrouvera par là-même ses multiples fonctions : rencontre et communication, regard intérieur et expression, concentration et expansion.

Le choix même de I’U.P.C.P. pour la presse des disques et leur diffusion n’est pas dû au hasard : une grande amitié – de celles que la vie ménage en très petit nombre –, une communion de pensée – qui, par-delà les apparences, exige de fructueuses discussions et des mises au point précises –, ont contribué à la réalisation finale.

Si je prends soin de décrire de la sorte le lent cheminement qui m’a conduite dans un premier temps à penser cette collection, puis à demander à La Geste Paysanne d’en assurer l’édition, c’est essentiellement pour que l’auditeur ne se méprenne pas sur le sens à donner à ce projet : ni objets d’étude scientifique, ni objets de curiosité passéiste, les documents ici recueillis sont tout simplement des tranches de vie.

Je ne voudrais pas non plus que l’on envisage à partir d’eux une exploitation pédagogique qui ramènerait à une forme dissimulée et sournoise de mépris des cultures traditionnelles. Ce que je proposerai comme activités suivra toujours la même démarche et nécessitera des conditions préalables :

  • chaque enfant dans la classe est un individu porteur de traditions et dialoguant avec des groupes sociaux. Il ne lui sera possible d’œuvrer à l’intérieur du groupe-classe que lorsqu’il aura lui-même pris conscience de son identité et lorsque celle-ci sera reconnue par le groupe ;
  • une qualité d’écoute et un niveau de lecture des évènements extérieurs sont indispensables. Il ne s’agit pas là de performances techniques mais d’une attitude qui permet une analyse des différences et une distanciation d’où se dégagent des complémentarités, voire des oppositions, de toute façon des prises de position et des décisions.

Chaque disque représente le travail d’une équipe et la collaboration de nombreuses personnes engagées dans une même aventure. A l’image d’un milieu de vie réel, il ne s’adresse pas à un public précis, sélectionné, mais il s’ouvre naturellement à tous ceux qui voudront entrer à leur tour dans cette aventure : scolaires ou non, petits ou grands.

Chaque région offre, selon sa personnalité :

  • des comptines et des histoires pour enfants ;
  • des chansons et des contes populaires ;
  • des enregistrements pris sur le vif dans la nature ou parmi les hommes.

Le livret d’accompagnement invite à diverses formes d’écoute et de dialogue :

  • apprentissage danses ; de chants et
  • incitation à l’écoute de l’environnement ;
  • incitation à l’expression : picturale, musicale, poétique ;
  • connaissance géographique ou historique d’une région ;
  • travail linguistique : langue parlée, langue écrite, accents régionaux, dialectes.

Il m’a paru important de transmettre ainsi quelques extraits du « réel». Ces moments, pris sur le vif, n’étaient pas toujours faciles à capter. Certains d’entre eux représentent des documents uniques, impossibles à reconstituer dans des situations qu’il serait artificiel de vouloir retrouver. Que l’auditeur veuille bien pardonner la qualité technique quelquefois médiocre des enregistrements. Le souci primordial était plutôt dans la quête de l’instant présent que nous voulions livrer avec toute sa richesse.

Angélique FULIN


Une collection de disques
où petits et grands
écoutent le paysage
afin de mieux comprendre les hommes

Entendre
c’est aussi comprendre,
prendre avec soi…

Écouter,
pour tous ceux qui,
attentifs au présents
retiennent l’essentiel ;
c’est peut-être refuser de se perdre
dans des voies
où il n’y aurait plus âme qui vive

Et l’Essentiel,
ce qui fait qu’un être est ce qu’il est,
ce sera toujours
la source, la racine
– car elles donnent la forme –

Le geste banal,
la manière d’être de tous les jours,
le faire et le dire de chez nous…
et les chansons de nos parents.