Ce que nous appelons aujourd’hui musique traditionnelle ou folklorique est l’expression artistique d’un ensemble de communautés populaires analphabètes, d’une véritable civilisation qui, en France, est définitivement morte. Il s’est agi autrefois « d’incultes d’une société civilisée en majorité attachés au travail manuel à la ville et au village depuis le Moyen Age jusqu’à la Révolution »(1). Durant des siècles, ces communautés sont demeurées inchangées et leur culture presque ignorée des classes supérieures. Il fallut attendre les environs de 1840 pour que débutât une série d’enquêtes méthodiques auprès du peuple des campagnes chez qui survivaient les restes de l’ancienne tradition populaire. Mais déjà des bouleversements radicaux affectaient notre société. Les modes de production et de communication se modifièrent de façon irréversible. La campagne soumise à la ville, ces anciennes sociétés rurales ne purent survivre. L’alphabétisation, la guerre de 14-18, les applications du progrès technique parachevèrent leur effondrement. Ainsi mourut en France le milieu qui avait élaboré notre folklore. Il serait trop long ici de chercher à définir ce milieu, aussi nous nous contenterons d’insister sur l’absence d’écriture à laquelle venait suppléer la transmission orale ainsi que sur le rôle tout puissant de la tradition, régulatrice de la vie et de la culture. Malgré la mort de la civilisation traditionnelle, des pans entiers de sa culture survécurent et survivent encore dans la mémoire des anciens. Par un juste retour des choses, le progrès nous a donné les moyens de les transcrire le plus fidèlement possible grâce aux disques et aux bandes magnétiques. Les documents existent donc et leur publication permet, à ce qui fut l’essentiel de l’expression artistique pour les masses populaires du passé, de devenir un élément de la culture d’aujourd’hui, de notre culture écrite. Et plus qu’un élément, c’est un patrimoine à préserver, riche de chef-d’œuvres poétiques et musicaux. Mais il importe aussi de répandre cet héritage sous ses formes les plus authentiques, tel que l’interprètent ses derniers dépositaires. Force nous est de constater que ces publications sont rares et qu’en marge de la recherche officielle, des associations locales, des musiciens, des chercheurs isolés se sont consacrés à l’enquête folklorique. Certains en ont même publié les résultats. La présente anthologie a pour but de combler en partie cette lacune en donnant à ces chercheurs la possibilité d’éditer leurs documents. Ce premier disque se voudrait une introduction plus qu’une publication méthodique. On y relèvera bien des absences. Nous en avons conscience, mais il résulte du travail accompli par des membres ou des sympathisants (2) de l’Association « Le Bourdon » qui est à l’origine du premier folk-club français en 1969. Le hasard, des affinités musicales ou des origines précises les ont amenés à fréquenter certaines provinces, en particulier celles du Centre. Malgré cela, il nous semble que les documents proposés (3) permettent une réelle introduction à la musique traditionnelle en présentant un large éventail des instruments populaires, des styles vocaux et des types de chansons. Cet éventail n’est pas exhaustif, répétons-le, mais les prochains disques s’efforceront de l’enrichir. Il faut aussi préciser que le terme de « musique traditionnelle française » recouvre dans notre esprit les expressions musicales de la France politique sans volonté de restrictions ou d’assimilation. Au contraire, les prochaines publications essaieront de respecter ou affirmeront les particularismes culturels et linguistiques des différentes provinces.
Jean-François Dutertre
(1) Patrice Coirault, « Formation de nos chansons folkloriques » – Tome 1 – p. 37 – Éditions du Scarabée, Paris 1953.
(2) Les commentaires sont signés des initiales des principaux collecteurs.
(3) Ce sont bien des documents et comme tels, la qualité technique fait parfois défaut, (Association « Le Bourdon » 7, rue Nicolas Houel – 75005 – Paris).
Photographies
Au recto : Joueur de vielle du Périgord (Collection particulière)
Au verso : M. Chabrier – Photo Jean Rouvet
Face A
1. BERRY : CHANT par Andrée DUFFAULT
Mme Andrée Duffault de Touchay (Indre) est la première personne chez qui nous a conduit Roger Péarron, folkloriste berrichon qui a accompli un travail de collecte considérable dans la région de Lignières et qui la connait depuis plus de vingt ans. Son répertoire et son style vocal sont remarquablement purs, préservés sans doute par un isolement dû aux circonstances : elle avait vingt ans au moment où la guerre de 39-45 éclate, supprimant bals et fêtes. À la ferme, la seule distraction consistait à échanger des chansons. Père et mère chantaient, mais la mère étant disparue de bonne heure, c’est aux filles ainées qu’elle a laissé ses chansons ; tandis qu’Andrée, la plus jeune, héritait surtout du répertoire de son père : « fallait entendre mon père chanter, c’était beau, ça coulait, ça coulait… »
Sa propre voix suggère la même image : timbre clair et lisse, sans vibrato, mais non pas inexpressif ; style lié, uni qui respecte subtilement les rythmes internes des chansons, (écoutez donc « La belle au jardin d’amour »). Enregistré en juillet 1969.
(C.P.)
a/ La belle au jardin d’amour
Cette très jolie chanson se trouve partout en France et beaucoup aussi au Québec. On la date généralement du XVII° siècle mais son symbolisme en fait bien plus, à mon avis, une petite tardive du roman de la Rose, qu’une pastorale Grand Siècle.
La belle s’en va au jardin des Amours
C’est pour y passer la semaine
Son père qui la cherche partout
Et son amant en est en peine
Y’a un berger là-bas dans la prairie
Si il l’a vue qu’il nous l’enseigne
Berger berger mon doux berger
N’avez-vous pas vu la Beauté même
De quelle couleur était-elle habillée
Est-elle en soie ou bien en laine
Elle a un jupon blanc satiné
Une jolie robe couleur de rose
Elle est là-bas au jardin des Amours
Assise sus l’bord d’une fontaine
Elle tient un p’tit oiseau dans sa main
À qui la belle raconte toutes ses peines
Mon p’tit oiseau tu es donc bien heureux
D’être entre les mains d’ma maitresse
Moi je suis bien son amoureux
Et je ne peux pas m’approcher d’elle
Faut-il être aussi près du rosier
Sans pouvoir même cueillir la rose
Cueillez cueillez cher amant cueillez
C’en est pour vous qu’la rose est belle
Faut-il être aussi près du ruisseau
Pour endurer la soif que j’endure
Buvez buvez cher amant buvez
C’en est pour vous qu’le ruisseau coule
b/ La chanson des Mensonges
La plus répandue dans les pays francophones, de ces « menteries » qu’on retrouve dans la plupart des traditions orales populaires. Citons en France « Compère qu’as-tu vu ? », « Cadet-Rousselle », etc. Des gravures de la fin du XV° siècle illustrent des moments similaires de ce réalisme paysan. Quant au laboureur qui porte sa charrue sur son dos et ses bœufs dans sa poche, il fait penser à Gargantua.
J’vas vous dire une chanson qu’est toute pure de mensonges
S’il y a une vérité dedans j’aime bien mieux qu’ça m’étrangle, la
Tralalalala la la la et tra lala la lère
J’prends ma charrue sur mes reins mes bœufs au faît de ma tête
Et puis j’m’en vas labourer dans un champ qu’avait point d’terre, la
Tout en passant sous un cormier qui n’en donnait que des (?)
J’y ai lancé mon bâton ça tombait des noisettes, la
L’une m’a tombé sur la cheville et m’a cassé la cuisse
Et la cervelle de la cuisse m’a sorti par l’oreille, la
J’m’en vas voir un médecin un retourneur de chaises
Il m’a donné comme remède un p’tit remède à faire, la
Et l’père jau qui était dans l’arche qui passait la farine
Et les cochons d’l’aut’coté qui faisaient la lessive, la
Et les mouches qui étaient au plancher qui s’étouffaient de rire
Et les rats qui étaient au grenier pissaient dans leur chemise, la
c/ Dododo
Cette berceuse a échappé un jour à Mme Duffault, comme ça, toute seule, sans raison, dans la cour de la ferme de sa sœur (il y avait du vent, on l’entend aussi…). Roger Péarron lui a demandé pourquoi, depuis dix ans qu’il enregistrait ses chansons, elle ne la lui avait jamais chantée. Grands éclats de rire : « Mais je n’aurais pas cru que ça pourrait t’intéresser ! »
Quelques jours plus tard, chez elle, nous lui avons redemandé sa berceuse, Pour cela, elle voulut retrouver des gestes autrefois familiers et dut essayer plusieurs chaises avant d’en trouver une qui se prêtait au balancement requis pour bercer un petit. Alors, seulement elle chanta. (C.P.)
Dodo, dodo do
J’irons la rivière, j’irons la rivière
Dodo, dodo do
J’irons la rivière laver tes drapiaux.
2. ROUERGUE : CABRETTE par André VERMERIE
La cabrette est un instrument de la famille des cornemuses à anches doubles dont la réserve d’air est gonflée au moyen d’un soufflet. Elle a fait son apparition en Auvergne, probablement au milieu du XIX° siècle. Sa sonorité plus douce que la « cornemuse » l’a fait progressivement supplanter celle-ci dans tout le Massif Central (Auvergne, Gévaudan, Rouergue, Velay, Quercy, Limousin). Entre les deux guerres la cabrette, comme toute la musique populaire, connaît une éclipse. Curieusement, c’est à Paris qu’elle se conserve, dans les petits bals des quartiers auvergnats, que les parisiens surnommeront à cause d’elle « bals musette » : cette musique « auvergnate de Paris » va prospérer avec des musiciens comme Bouscatel et Martin Cavla, puis « redescendre » en Auvergne par le canal des disques et des partitions imprimées : le résultat est que, parmi les nombreux cabrettayres que l’on peut rencontrer actuellement dans le Massif Central, la quasi-totalité se rattache à « l’école parisienne » d’où une regrettable uniformité de style et de répertoire.
M. André Vermerie qui habite Pons, près d’Entraygues (Aveyron), aurait pu lui aussi subir l’influence de la musique « auvergnate de Paris » puisqu’à l’instar de la plupart de ses compatriotes, il a travaillé plusieurs années dans la capitale. Néanmoins, il a préféré rester fidèle au style des cabrettayres traditionnels de la région de Pons, qu’il avait connus dans sa jeunesse : notamment « lou merle » et « lou couquinotte ». C’est ainsi qu’il a conservé l’usage de la « chanterelle » (bourdon à anche double, parallèle au tuyau principal) ; son « doigté » et sa manière, beaucoup plus ornée, de « traiter » les mélodies diffèrent aussi sensiblement de la cabrette parisienne, Il a presque toujours joué seul, et rarement fait danser, sauf à l’occasion, des groupes folkloriques : aussi a-t-il le défaut de manquer parfois de la cadence impeccable qui caractérisait les anciens ménétriers ; il n’en reste pas moins, à notre avis, le meilleur représentant actuel de la cabrette traditionnelle. Enregistré en 1970.
a/ Marche nuptiale : Lo deménon lo nostro nobio
Jouée autrefois dans les cortèges de mariage. Les marches nuptiales avaient, le plus souvent, des paroles très réalistes : voici celles chantées par André Vermerie :
Lo deménon lo nostro nobio, lo deménon coumo l’obon (bis)
Et lo menon (bis), et lo menon pioucelo beleù,
Et lo menon coumo l’obon,
(Nous la conduisons, notre mariée, nous la conduisons comme nous l’avons,
Et nous la menons (bis), et nous la menons pucelle peut-être,
Et nous la menons comme nous l’avons.)
b/ Bourrée : Sul Roc do Corlat, jouée par le vieux cabrettayre Camille de Leucamp
c/ Mélodie : En tournén dé billa
(En revenant de la veillée) : il s’agit de la musique d’une chanson très répandue dans la région d’Aurillac.
(Graphies de M. Vermerie) E.L.
3. ROUERGUE : CHANT par Louise REICHERT
C’est M. Vermerie qui nous a fait rencontrer Mme Reichert, sa presque voisine, alors âgée de 74 ans (en 1971). Au cours des deux premières journées passées en sa compagnie, elle nous a chanté pas moins de 50 chansons et 50 polkas, bourrées et scottiches. Depuis, à chaque nouvelle visite, elle en retrouve toujours de nouvelles. C’est la nuit qu’elles lui reviennent ; alors elle sort un bout de papier et écrit en vrac tout ce qui lui vient en mémoire. Cette mémoire étonnante est meublée de toutes sortes de chansons : complaintes et cantiques, mélodrames et grivoiseries 1900, refrains à danser. Elle tient son répertoire de son père, paysan de La Caze (Cantal), qu’on venait voir de loin rien que pour l’entendre chanter. Il parait même que Martin Cayla, le célèbre cabrettayre, lui aurait rendu de fréquentes visites. Quant au reste, c’est au cours de sa vie professionnelle qu’elle l’a acquis : représentante d’une maison de toiles des Vosges, ses tournées l’ont amenée à voyager beaucoup en moto, puis en automobile dès 1923 et à fréquenter à l’étape les tables d’hôtes où se chantaient les derniers refrains parisiens. Et c’est une chose bien fascinante que de trouver chez une même femme ces éléments souvent contradictoires : une vie moderne de mobilité et d’indépendance et un héritage traditionnel et vécu de connaissances recouvrant la musique, bien sûr, mais encore la cuisine, les herbes qui guérissent, la vie animale, la chasse… C’est dans un répertoire traditionnel, tout de même, bien plus riche, qu’ont été choisies nos quatre chansons. L’âge semble avoir épargné la voix puissante et souple de Mme Reichert, caractérisée par un vibrato de gorge et beaucoup d’expressivité.
La transcription et la traduction des chansons en occitan ont été réalisées par Roger Barthe, auteur du lexique Français/Occitan – lexique Occitan/Français (Les Amis de la langue d’Oc – Secrétariat : 29, rue de la Fosse Rouge – 94370 – Sucy en Brie).
a/ Qui veut entendre chansonnette
Chanson de retrouvailles de la femme fidèle et du mari soldat. Le sujet est très fréquent en France et se retrouve en particulier dans deux ballades « la Porcheronne » et « Germaine ». Ce texte-ci est certainement du début du XIX° siècle : le soldat qui revient après 10 ans d’absence ne sait pas trop s’il a servi le roi ou la nation… La reconnaissance a lieu ici grâce à une particularité physique (tache de raisin au pied droit). Un anneau, un portrait en médaillon, l’évocation de souvenirs communs, sont des moyens d’identification souvent utilisés dans les chansons de ce type.
Cette chanson est un peu un prototype de complainte, avec une mélodie arythmique mais fortement architecturée, très bien servie par le ton déclamatoire, narratif de la chanteuse.
Qui veut entendre chansonnette
Un garçon de dix-huit ans (bis)
Qui vient de se mettre à son aise
Depuis deux ans qu’il est marié
La nation vient le demander.
Si sa campagne fut si longue
Qui a duré dix ans et demi (bis)
Sans pouvoir écrire à sa femme
Et il pensait à tout moment
Que la lettre ne passerait point.
En revenant de sa campagne
En s’approchant de son pays
Il rencontra deux petits enfants
Qui gardaient les brebinettes
Il rencontra deux petits enfants
Qui gardaient les agneaux blancs
Bonjour mes deux enfants fidèles
Où avez-vous votre papa
Notre papa il est parti
Pour aller faire sa campagne
Depuis dix ans qu’il est parti
Sans entendre parler de lui
Se promenant sur la grand’place
Devant la porte de sa maison (bis)
Il aperçut sa belle femme
Devant la porte de sa maison
Il aperçut son Louison
Bonjour madame la bourgeoise
Logeriez-vous pas un soldat (bis)
Qui vient de faire sa campagne
Logeriez-vous pas un soldat
Qui vient de servir le Roi
Non pas car je ne peux pas
Je ne suis qu’une pauvre femme
Mais descendez un peu plus bas
Que mon voisin vous logera
Je n’entends pas toutes ces paroles
Dans ma maison je suis entré (bis)
J’ai posé le sabre sur la table
Et tout en m’approchant du lit
Belle nous passerons la nuit
Te souviens-tu le premier jour de noces
Où nous nous sommes mariés
J’ai une marque sur mon pied droit
Tu pourrais bien me reconnaître
C’est la marque d’un raisin
Belle reconnais-tu ton bien
b/ Comptine « Balalin, balalan »
Commentaire de Mme Reichert sur Balalin, balalan : « mais c’est rien ça, rien du tout » ce qui s’explique de son point de vue de chanteuse d’histoires construites pour faire rire ou pleurer. Le nôtre est différent, non seulement parce que nous aimons cette imagerie sonore, mais il nous paraît utile de faire figurer ici une autre de ces petites chansons liées à l’enfance (voir « dododo ») et par conséquent vite oubliées ou négligées.
Balalin, balalan
Las campanas de l’Estang
Son tombadas dins l’estang
Qual las lèva ? Pèire grand
Qual las plora ? La granolha
Qual ne fa dòl ? Lo parpalhòl
Balalin, balalan
Les cloches d’Estaing
Sont tombées dans l’étang
Qui les lève ? Le grand Pierre
Qui les pleure ? La grenouille
Qui en porte le deuil ? Le papillon
c/ O calha bèla calha
Bourrée très répandue dans tout le Massif Central. Les textes de bourrées sont généralement mémorisés par un ou deux quatrains, très gaillards le plus souvent. Ce n’est pas le cas de « la caille » qui, avec ses quatre couplets, fait figure de « chanson à danser ». Le troisième couplet présente une variante mélodique dans sa deuxième partie : notons aussi que les variations d’un couplet à l’autre du nombre des syllabes contenues dans chaque vers ne compromettent en rien le rythme de la danse, et ce, grâce à l’aisance de la chanteuse qui dit avoir en maintes occasions « fait danser les gens toute la nuit ».
O calha, bèla calha || Oh caille, belle caille
Bastit ton niuc ? || (Où est) bâti ton nid ?
Amont sus la montanha || Là-haut sur la montagne
Lo long d’un riu || Le long d’une rivière,
O calha, bèla calha || caille, belle caille
De qué i a dedins ? || Qu’y a-t-il dedans ?
Dels uoùs coma los autres || Des œufs comme les autres
Son pus polits || Ils sont plus jolis.
O calha, bèla calha || O caille, belle caille
Qual te noirìs ? || Qui te nourrit ?
N’ai tres sorròtas || J’ai trois petites sœurs
Dins mon païs, || Dans mon pays.
E una pòrta l’aiga || Et l’une me porte l’eau
L’autra lo vin ; || L’autre le vin
L’autra me pòrta sa talha (toalha ?) || L’autre me porte la serviette
Per m’endormir. || Pour m’endormir,
d/ Buvons lo pinton
Chanson à boire qui présente le trait, toujours agréable en compagnie, de faire intervenir, en les appelant par leur nom, les personnes présentes : ici, descendent à la cave successivement l’Alphonse (un voisin), puis M. Reichert, puis « la caçaira », en langue d’oc « la chasseresse », c’est le surnom de Mme Reichert. Encore une de ces mélodies « monumentales' » caractéristiques à la fois de la région et de son répertoire.
C.P.
Lo pinton
« Buvons » lo, Lo pinton,
Totes son de la vergada ;
« Buvons » lo, lo pinton,
Totes lo troban plan bon.
Quand aquel serà acabat
L’Alfonsa / Reichert / La caçaira // tornarà a la cava
« Buvons' » lo, lo pinton,
Totes lo tròban plan bon.
Buvons le vin, le vin de la chopine,
Tous sont des batteurs de blé ;
Buvons le vin, le vin de la chopine ;
Tous le trouvent bien bon
Quand celui-là sera fini
Alphonse / Reichert / La chasseresse // ira de nouveau à la cave
Buvons le vin, le vin de la chopine
Tous le trouvent bien bon.
En raison des altérations subies par les textes tout au long de leur tradition orale, leur transcription occitane et leur traduction française sont données sous toutes réserves.
(R.B.)
4. AUVERGNE : VIELLE par Louis GOURDON
La vielle à roue est apparue en Europe il y a près de mille ans. Elle est attestée avec certitude dès le début du XII° siècle. D’abord instrument de musique savante entre les mains des jongleurs du Moyen Age, elle devient aux environs du XIV° siècle l’instrument de prédilection des chanteurs-chansonniers et des mendiants. Dans le même temps, elle passe dans la tradition populaire. Au XVIII° siècle, elle connait une grande vogue dans les salons et à la cour. Répandue dans toute l’Europe, elle régresse peu à peu et ne subsiste aujourd’hui dans les campagnes qu’en France (régions du centre et Massif Central, Bresse et Haute-Bretagne), en Hongrie et en URSS. La vielle est selon l’expression de Claude Flagel « un violon vu autrement », c’est-à-dire un instrument à cordes frottées raccourcies au moyen d’un clavier et dont l’archet est constitué par une roue en bois. En France, le Bourbonnais et le Berry constituent le principal réservoir de vielleux. Leur style a influencé la plupart des joueurs que l’on rencontre actuellement. C’est le cas de notre vielleux.
J.F.D.
Louis Gourdon, septuagénaire, vit actuellement, depuis sa retraite, à Sauvagnat-Ste-Marthe, près d’Issoire (Puy de Dôme). Il est originaire de Royat, près de Clermont-Ferrand. Son père qui tenait un café jouait de la cornemuse à soufflet (+). Ce fut un vielleux bourbonnais venu faire danser la clientèle de son père qui décida de la vocation du jeune Louis : il apprit, tout seul, à jouer de la vielle. Par la suite, il dut aller travailler à Clermont-Ferrand : il continua alors à jouer de la vielle dans un groupe folklorique « Les enfants de l’Auvergne » où, malheureusement, il oublia la plupart des vieux airs appris chez son père, « qu’on ne lui demandait jamais ». Louis Gourdon interprète ici une sorte de pot-pourri de bourrées composé, nous a-t-il dit, par un chef de musique. En fait on y reconnait deux bourrées publiées par Bouillet dans « L’album Auvergnat » (1840) : La Montagnarde du voisinage du Puy de Dôme (p. 37) et La Montagnarde de Saint-Nectaire (p. 47).
(E.L.)
(+) Les cornemuses à soufflet étaient pour la plupart fabriquées par la maison Béchonnet à Effiat (Puy de Dôme), elles ne différaient des cornemuses bourbonnaises et berrichonnes que par le soufflet servant à gonfler la poche et par un petit bourdon supplémentaire derrière le boitier. Ces cornemuses étaient encore très utilisées dans le Puy de Dôme au début du siècle : depuis elles ont été complètement supplantées par la cabrette.
APPRECIATION TECHNIQUE DU JEU DES DEUX VIOLONEUX
Bien qu’ils fassent partie de la grande tradition du Massif Central, les deux violoneux présents sur ce disque possèdent des styles et des techniques qui diffèrent considérablement. Néanmoins, ils ont en commun la façon d’accorder leur violon conventionnellement en quintes. Ils jouent aussi exclusivement en ré, faisant la mélodie sur la deuxième et la première corde tout en se servant des cordes à vide comme pédale. Dans le cas de Chabrier, il lui arrive parfois, dans le courant d’un air de transposer une quinte plus bas. Cette pratique se retrouve assez souvent chez les violoneux du Massif Central, mais le doigté reste identique. Quant au diapason, monsieur Chabrier accorde son violon presqu’une quarte en dessous du diapason de concert. La sonorité qui en résulte est beaucoup plus douce et délicate que ne laisse penser l’écoute de l’enregistrement. Monsieur Chastagnol n’avait pas de violon en état de jeu à l’époque de l’enregistrement et nous lui en avons prêté un qui était à peu près au diapason de concert mais il dit qu’un violon dont les cordes sont bien tendues lui convient bien. Les plus grandes différences entre les deux musiciens se trouvent dans la technique d’archet et dans le doigté. Pour l’archet, monsieur Chabrier se sert d’une technique simple, très systématique mais efficace pour la danse : il fait un coup d’archet par mesure (dans la bourrée, un coup d’archet par mesure ternaire) mais comme il varie constamment la pression et la vitesse de l’archet, le jeu qui en résulte est très vivace. Monsieur Chastagnol emploie une plus grande variété de coups d’archet, mais il semble quand même suivre un rythme assez strict qu’il nous reste à déterminer. En ce qui concerne le doigté, monsieur Chabrier reste tout le temps en première position. Il ne se sert jamais de l’annulaire dont le travail est fait par l’auriculaire qui est très fort et développé. Ceci provient peut-être de sa paralysie partielle. Son vocabulaire d’ornementations est assez restreint, comportant surtout des appogiatures et des suites diatoniques de notes, ce qui donne l’impression d’un doigté qui « court ». Monsieur Chastagnol ne semble jamais se servir de son auriculaire, aussi il transpose tout le temps entre la première et la deuxième position (+) faisant glisser son index pour faire le si et le do sur la corde de la et le fa et le sol sur la corde de mi. Il se sert ainsi de son annulaire uniquement pour faire des ornementations. Ces ornementations sont d’une richesse et d’une complexité rares, mais jamais gratuites. Pour lui, l’ornementation sert surtout à souligner le rythme et on peut le vérifier en passant le disque à demi-vitesse. On verra ainsi, que dans une bourrée par exemple, quand il doit faire une note pendant toute une mesure ternaire, il se sert d’un ensemble complet d’ornementations pour marquer les trois battements.
(J.W.)
(+) On ne peut pas strictement qualifier le mouvement de « démanché » car la main reste à la même position sur le manche, la transposition étant faite par le doigt.
5. AUVERGNE : VIOLON par Antonin CHABRIER
Monsieur Antoine Chabrier, octogénaire, est un paysan retraité. Il habite une petite maison isolée aux environs de Riom-ès-Montagne (Cantal). Dans sa jeunesse, les violoneux étaient encore nombreux dans la région de Riom : c’est en les imitant qu’il a appris à jouer du violon, tout seul, en gardant les vaches. Actuellement, il continue à jouer régulièrement chez lui et chaque semaine il « descend » même jouer dans un café de Riom.
Antoine Chabrier est actuellement très handicapé : tous les doigts de sa main droite et un doigt de sa main gauche sont paralysés. Néanmoins, son jeu est encore remarquable.
La musique « auvergnate de Paris » a totalement ignoré le violon traditionnel : car le violon, n’étant pas comme la cabrette spécifiquement auvergnat, n’avait pas la même valeur de symbole du « pays ». Et, à leur tour, les violoneux auvergnats ont été très peu influencés par le « néo-folklore » parisien ; ils ont conservé une originalité remarquable de style et de répertoire. Il est frappant de constater encore aujourd’hui, entre des violoneux très proches géographiquement, d’énormes différences. Enregistré en août 1973.
(E.L.)
a/ Bourrée
b/ Bourrée
c/ Mélodie-Valse connue sous le titre « A la ballade »
Face B
1. LIMOUSIN : VIOLON par Julien CHASTAGNOL
Monsieur Julien Chastagnol est lui aussi cultivateur et continue à 69 ans, malgré de fréquentes crises d’asthme, d’exploiter la propriété familiale près de Chaumeil (Corrèze), aidé de sa femme et d’un de ses fils, le seul resté à la terre. C’est un homme de ressource : pendant la guerre il fut cordonnier-bottier aux armées ; il connait à fond les techniques de la couverture des toits de chaume ; c’est enfin un violoneux qui a animé pendant de nombreuses années bals, noces et veillées dans la région. Jean Blanchard et Jacques Boisset qui préparent un disque entièrement consacré au violoneux limousin allèrent les premiers voir Julien Chastagnol et nous leur devons la découverte du très beau répertoire local et du style orné qui le caractérise. S’attachant tout jeune aux pas d’un violoneux réputé de la région, il écoute, il observe et un jour se met lui aussi à l’instrument. Ses deux frères jouaient aussi mais au cours des trente dernières années les occasions de jouer se sont raréfiées, surtout sous la poussée des orchestres de bal « modernes ». Julien Chastagnol a reçu plusieurs fois la visite de son voisin l’accordéoniste Jean Segurel, dont la maison se visite au bourg voisin, conscient de l’intérêt de son répertoire.
(C.P.)
a/ Bourrée
b/ Marche nuptiale
2. VIVARAIS : CHANT par René BETON
La jolie vigne
L’interprète est un berger analphabète qui travaillait naguère sur le plateau balsatique du Coiron, au-dessus de Privas. La « jolie vigne » est une chanson à énumération très répandue mais cette version présente des variations remarquables dans la mélodie (en mode de la) et le rythme, liées à des modifications dans les paroles de couplet en couplet. D’autres enregistrements du même chanteur montrent que ces variations suivent des schémas identiques s’interchangeant librement entre les différents couplets. Enregistré en août 1973.
(J.F.D.)
Et le voilà voilà la jolie feuille
Feuillons feuillons la vigne
Voilà la jolie feuille en vigne
Et le voilà voilà la jolie grune
Grunons grunons le vin
Voilà la jolie grune en vin (bis)
Et le voilà voilà la jolie cuve
Cuvons cuvons cuvons le vin
Voilà la jolie cuve en vin
se continue avec la presse, la tonne, la cave, le litre, le verre.
3. VELAY : ACCORDEON DIATONIQUE par Albert PRALONG
L’accordéon diatonique a connu une grande vogue dans le Massif Central dès la fin du XIX° siècle, principalement après la fondation, en 1887 à Brive-la-Gaillarde, de la manufacture d’accordéons François Dedenis. Mais il a été rapidement supplanté par l’accordéon chromatique, moins fatiguant à jouer et offrant plus de possibilités. On peut regretter cette évolution, car le jeu saccadé de l’accordéon diatonique convient à merveille à l’exécution des danses traditionnelles ; en outre, il est généralement accordé plus juste, moins « musette » que l’accordéon chromatique. Le « chromatique », quant à lui, de par la facilité remarquable de son clavier, se prête trop aux fioritures de mauvais goût, auxquelles peu d’accordéonistes savent résister ; et le jeu des accords, beaucoup plus difficile que dans le « diatonique », est rarement bien maitrisé par les musiciens populaires.
Quoi qu’il en soit, l’accordéon diatonique ne se rencontre plus guère actuellement, dans le Massif Central, qu’entre les mains de musiciens âgés. Encore beaucoup de ceux-ci, après avoir joué du diatonique à leurs débuts, jouent-ils maintenant eux aussi du chromatique. Monsieur Pralong est de ces derniers.
Albert Parlong est originaire du très pittoresque village de Chalencon (Haute-Loire). Comme tous les habitants de ce village, il a dû s’exiler pour trouver du travail : il s’est fixé au Chambon Feugerolles (Loire) où il a été embauché comme mineur. Aujourd’hui retraité, il retourne tous les étés à Chalencon avec ses enfants. C’est là que nous l’avons rencontré en 1973. Il a d’abord commencé par nous jouer son répertoire sur son accordéon chromatique. Puis, l’un de nous lui ayant passé un accordéon diatonique, il s’y est remis avec une facilité déconcertante : le résultat nous a paru nettement supérieur à ce que nous avions déjà entendu. Enregistré en 1973.
(E.L.)
a/ Bourrée « Para lou loup »
b/ Scottiche
4. VENDEE : CHANT par Marie BORNY et François GLORIAU
a/ J’ai une méchante mère
Cette chanson a été enregistrée en 1972 à l’Île d’Yeu. Son interprète, Marie Borny, âgée à l’époque de 71 ans, appartient à une famille d’agriculteurs. Elle-même est originaire de Notre-Dame du Mont où elle vécut jusqu’à l’âge de 20 ans. Elle a appris cette chanson à danser, qu’elle tient de son beau-père, dans sa jeunesse.
(B.L.].)
J’ai z’une méchante mère
Madondaine
De grand matin me fait lever
Madondé
De grand matin me fait lever
Elle m’envoie à la fontaine
Avant le soleil levé
Je croyais être seulette
Mon amant s’y est trouvé
Nous avons tant causé ensemble
Que le soleil s’est levé
Et que va dire ma mère
De me voir si longtemps tarder
Vous direz à votre mère.
Que les eaux étaient troublées
Tous les oiseaux du voisinage
Etaient venus s’y baigner
Tous les chevaux du roi d’Espagne
Etaient venus s’y abreuver
François Gloriau des environs de Challans (Vendée) avait 76 ans lors de l’enregistrement en 1969. Ce fut pour nous un grand choc d’apprendre sa mort pendant l’hiver 1973. Lui et sa femme Adèle, bonne chanteuse elle aussi, étaient cultivateurs. Au lendemain de la guerre, ils firent partie d’un groupe de chanteurs et de danseurs de tradition assez exceptionnel en ce sens qu’il ne s’agissait pas d’un groupe folklorique comme on en rencontre trop souvent, dont l’esthétique doit plus à l’opérette qu’à une véritable culture populaire. Tous les participants étaient des gens qui pratiquaient régulièrement, en situation, leur musique et leurs danses, ainsi qu’ils l’avaient toujours fait. C’est un titre de gloire pour les frères J. et J. Martell d’avoir pu présenter cette « troupe » au Palais de Chaillot en 1946.
François Gloriau nous apparaît comme un représentant remarquable d’un certain style de chant populaire tout en finesse et en nuances. Ce n’est pas un caractère régional, mais individuel : ainsi son voisin, monsieur Louis Prineau, excellent meneur de danses et chanteur de mélodies, lui aussi membre du groupe des frères Martell, est le type même des chanteurs à voix. Chez François Gloriau, le volume vocal est mesuré, mais la voix s’infléchit avec subtilité. Elle sert admirablement et la mélodie, souvent très rythmée, et le texte, qui se trouve d’autant mieux souligné.
(C.P.)
b/ Pendant que le moulin tourne
Cette jolie chanson est rare, bien que ses personnages figurent dans de nombreuses chansons. Le refrain interne, dont le premier terme varie en assonance avec le premier vers de chaque couplet, est à remarquer. La chanson n’est pas connue comme chanson à danser de monsieur et madame Gloriau, qui en savent pourtant beaucoup. Elle est cependant très rythmée, caractère renforcé par l’alternance d’accentuations et de retenue de l’interprétation, Le chanteur prend son temps sans pour autant perdre le rythme.
Chez mon père l’étions trois filles
Pendant que le moulin vire
L’étions trois filles à marier
Pendant que le moulin tournait
La plus jeune all’ dit aux autres
Pendant que l’moulin va for(t)e
Mes sœurs il fait bon d’aimer
Pendant que le moulin tournait
L’autre jour l’étions assise
Pendant que le moulin vire
Tout auprès de mon berger
Pendant que le moulin tournait
ll m’y chérit, il m’y caresse
Pendant que l’moulin s’arrête
Mon berger m’a embrassée
Pendant que le moulin tournait
Ma mère est venue m’y dire
Pendant que le moulin vire
Ma fille il y a du danger
Pendant que le moulin tournait
Et quel danger y a-t-il ma mère
Pendant que l’moulin va guère
Ma mère y a pas de danger
Pendant que le moulin tournait
Io l’ai pas dit à ma mère
Pendant que l’moulin va guère
Io l’ai dit à mon curé
Pendant que le moulin tournait
Le m’a donné pour pénitence
Pendant que le moulin vente
Le m’a dit de r’commencer
Pendant que le moulin tournait
c/ M’y promenant par ces verts prés
Chanson lyrique dont la mélodie surtout est remarquable, ne serait-ce qu’à cause de son étendue. Malgré une certaine aspiration au beau style assez XIX° siècle, les paroles ont un réel pouvoir évocateur, avec une touche d’humour, de la rencontre et de la déconvenue. La cadence est beaucoup plus libre que dans la chanson précédente, mais la manière à la fois légère et contrôlée de François Gloriau s’affirme ici de nouveau. Notons aussi que le chanteur est assez à l’aise avec sa mélodie pour introduire, au 2ème couplet, une variation mélodique de la première ligne.
(C.P.)
(Nous pensons que la qualité exceptionnelle de cette chanson excusera quelques défauts techniques à l’enregistrement, notamment des pleurages qu’il ne faut pas prendre pour des imperfections du chant.)
M’y promenant dans ces verts prés
Un jour en vidant ma bouteille
J’ai trouvé j’ai rencontré
Une beauté sans pareille
J’ai pris mon chapeau dans ma main
Dans l’autre un bon verre de vin
Ma mie vous plairait-il de boire
Au premier verre elle a bien bu
Au deuxième son cœur refuse
La belle avait beaucoup d’esprit
Elle a bien dit : Monsieur, excuse
Voilà l’soleil bientôt couché
Il est grand temps de m’en aller
Ma bonne mère serait en peine
Ma belle, c’est point de cette heure-là
Que votre mère sera-t-en peine
J’connais bien qu’à vos deux beaux yeux
Il y a autre chose qui vous gêne
Vous avez donc changé d’amant
Pour moi j’ai bien perdu mon temps
Adieu ma charmante maîtresse
5. VOSGES : EPINETTE des VOSGES par Madame MARCHAL
L’épinette des Vosges est une cithare d’un type particulier, formant avec d’autres instruments européens, asiatiques et nord-américains une classe à part dont le trait caractéristique est la présence d’un clavier ne frettant qu’une partie des cordes. Celles-ci sont réparties en cordes mélodiques ou chanterelles que l’on raccourcit au moyen d’un bâton en roseau ou en bois dur et en bourdons. Les bourdons – cordes basses d’accompagnement – sont accordés selon le mode de la mélodie. A la main droite, on utilise un plectre autrefois en corne, maintenant en plastique. Ce plectre détache la mélodie sur les chanterelles et frappe les bourdons sur les temps forts, quelquefois les contretemps. L’épinette ne se rencontre plus aujourd’hui que dans quelques communes vosgiennes – essentiellement la commune du Val d’Ajol et le pays de Gérardmer. Au Val d’Ajol, l’instrument est très petit (50 à 60 cm de long) alors qu’autour de Gérardmer il peut atteindre 80 cm. C’est ce dernier que l’on entend ici.
Madame Marchal habite le lieu-dit « la haie-griselle » au-dessus de Gérardmer. Elle est la seule joueuse de la tradition des Hautes Vosges que Jean Grossier, enquêtant après la dernière guerre, ait retrouvée. Son répertoire est récent (polkas, mazurkas, valses) et provient de son père, joueur d’accordéon. Elle a appris à jouer à l’âge de huit ans de son grand-oncle qui fut la seule personne qu’elle connut jouant de l’épinette. Elle a surtout joué naguère pour faire danser dans les veillées. Quelquefois elle utilise son instrument pour accompagner des chansons populaires. Certaines anciennes épinettes possèdent un clavier très particulier dont l’usage est perdu. Madame Marchal s’accorde de façon à jouer en do majeur. Les enquêtes sont venues trop tard pour que l’on puisse se faire une juste idée de la musique d’épinette. Cependant, le style de Madame Marchal est des plus intéressants et constitue un des derniers témoignages d’une tradition aujourd’hui disparue. Enregistré en septembre 1972.
(J.F.D.)
a/ Polka de « la Haie Griselle »
b/ Polka
Sur le Chant Polyphonique
Sous sa forme traditionnelle, le chant polyphonique se pratique encore en France, principalement dans la région alpine liguro-piémontaise, dans le Jura, les Pyrénées (Pays Basque inclus) et en Corse, soit – notons-le en passant – dans quatre régions de montagne.
Une évidence : pour chanter en chœur, il faut être en nombre. Moins évident : il faut, d’une certaine façon, constituer une communauté : Communauté spirituelle (cf. la messe dominicale), ou, pour ce qui nous concerne ici, communautés paysannes où rurales. Dernière évidence : il y a des communautés sans polyphonies, et les communautés les plus structurées – qu’on songe à la Bretagne et aux communautés quasi institutionnalisées du Nivernais – bien souvent ne l’ont jamais pratiquée.
Il est à peine exagéré de considérer la polyphonie comme un genre musical particulier, car de même que la musique de danse constitue un genre et se caractérise par certains traits spécifiques (tempo, pulsation, et toutes sortes de choses destinées à susciter le mouvement), de même, la polyphonie, à l’échelle européenne en tout cas, obéit à certaines contraintes spécifiques qui se manifestent dans des chants originaires de pays très différents.
Par exemple, la lenteur du tempo, la netteté de la structure syllabique du texte ; pas de place pour le « swing », mais léger rubato, dû peut-être aux nécessités d’une exécution toujours partiellement improvisée ; longs appuis, notes tenues et (complémentairement ?) longs silences qu’une exécution et une écoute « verticale » rendent nécessaires et qui permettent à l’oreille d’apprécier à son juste prix le plaisir de la résonance.
B.L.J.
6. BEARN : CHANT POLYPHONIQUE
Je me suis engagé
Le premier des deux chants polyphoniques présentés ici a été enregistré en juillet 1970 à Laruns (Pyrénées Atlantiques). Il est chanté par un groupe composé de garçons âgés de moins de trente ans, qui se nommait lui-même « le casino de la placette ». À l’initiative de son chef, Jean-Claude Coudouye, charcutier à Laruns, ce groupe qui n’existe maintenant plus, se réunissait régulièrement pour faire de la musique. Ceci explique partiellement en tout cas la qualité du chant, l’homogénéité et le bon équilibre des différentes voix. On peut interpréter « Je me suis engagé… », chanté ici à trois voix, en terme de tonalité. Deux accords sont clairement exprimés : la et mi majeur. Un troisième accord est esquissé ou sous-entendu (accord de ré, quatrième degré). Une réussite esthétique à noter au passage : la montée en tierces parallèles (trois tierces !) au début de chaque deuxième phrase musicale (ex. « Pour l’amour d’une brune »).
(B.L.J.)
Je me suis engagé
Pour l’amour d’une brune
C’est pas pour un baiser
Qu’elle m’a refusé
Mais pour un anneau d’or
Qu’elle me refuse encore
Tout en chemin faisant
J’ai rencontré mon capitaine
Mon capitaine m’a dit
Où vas-tu mon ami
Là-haut sur ces vallons
Rejoindre mon bataillon
Là-haut sur ces vallons
Y’a une bataille à faire
J’ai pris mon sac au dos
Et mon sabre à la main
Je me suis battu là
Comme un vaillant soldat
Au premier coup d’épée
J’ai renversé mon capitaine
Mon capitaine est mort
Et moi je vis encore
Peut-être que dans trois jours
Ce sera bien mon tour
Ceux qui me tueront
Ce sont mes camarades
Me banderont les yeux
Avec un mouchoir bleu
Ils me feront mourir
Sans trop me faire souffrir
Soldats de mon pays
Ne dites rien à ma mère
Vous lui direz plutôt
Que je suis à Bordeaux
Prisonnier des (?)
Je reviendrai bientôt
7. CORSE : CHANT POLYPHONIQUE
Paghjella
Le deuxième chant a été enregistré en Corse, à Piedicorte di Gaggio, chez « André », en mars 1968. Il s’agit d’une paghjella à trois voix (bassa, secondu et terza), chantée par quatre chanteurs : monsieur Casanova (72 ans à l’époque), Noël Luccioni (46 ans), Xavier Vecchierini (68ans) et Xavier Arrighi (64 ans). Contrairement au chant précédent, ce chant ne peut s’analyser en terme de tonalité. Deux voix (bassa et terza) donnent une ossature consonante – octave et quinte -, la voix intermédiaire a un peu une fonction de soliste. Le chanteur (monsieur Casanova) construit son chant sur des formules mélodiques chromatiques descendantes génératrices de dissonances. Chaque phrase musicale cependant se termine par un accord parfait consonant. Les strophes sont séparées par un long silence.
(B.L.J.)
Prequ sempre a la madona
S’ella padess’ intercere
Oghje ci licenziemu
Quandu ci turnemu a vede
E ju ci aghju sempre la fede
E po prequ a la madona
Un cambiate mai d’edea
Si vo seret una donna
S’ell’ un va dirita que
Mi serru nentr’una tomba
Je prie toujours la madone
Si elle pouvait intercéder pour moi !
Aujourd’hui nous nous quittons
Mais quand nous reverrons-nous ?
Pour ma part, j’ai toujours la foi
Et je prie la madone
Ne changez jamais d’idée
Si vous êtes une femme
Si mon chant ne vous atteint pas
Je m’enferme dans un tombeau
(Transcription et traduction de Paul Dalmas)
Montage : Yannick Leroi-Gourhan (Spaceship Earth Control Room)
Maquette et mise en page : Anne-Marie Rechner
Imp. Est-Typo-Offset — Vincennes